Mankiewicz et le flashback : la politique de l’auteur

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Scénariste, producteur, metteur en scène prolifique, Joseph Mankiewicz fut l´un des artisans les plus raffinés et les plus complexes d´Hollywood.

Né en 1909, il fait des études littéraires brillantes à New York avant d’être envoyé à Berlin où il travaille en tant que traducteur de sous-titres. De retour aux Etats-Unis, il fait ses premières armes à la Paramount et à la MGM avant que la 20th Century Fox lui propose de produire, écrire et/ou réaliser tout projet dans lequel il choisira de s’investir. De sa formation littéraire, Mankiewicz retiendra pour son oeuvre à venir un penchant pour les dialogues acérés, les personnages sophistiqués et pour le bouleversement des procédés narratifs, notamment par le biais des flashbacks et de l’utilisation de voix off.

Trois amies qui s’interrogent sur leur vie de couple, une jeune comédienne prête à tout, une star de cinéma à la recherche du grand amour, une jeune fille traumatisée par la mort de son cousin, ces quatre films: Chaînes conjugales (1949), Eve (1950), La Comtesse aux pieds nus (1954) et Soudain l’été dernier (1959) comportent chacun flashbacks, alternance de narrateurs, et scénographies qui forment une grammaire de styles au service d’études de caractères qui valurent à Mankiewicz sa réputation d’”homme le plus intelligent d’Hollywood” (selon Jean-Luc Godard).

 

La Comtesse aux pieds nus

S’intéressant de près aux théories freudiennes, on remarque que chez Mankiewicz, le passé est essentiel à la compréhension du présent ; le flashback intervient donc en tant qu’outil d’analyse. Ainsi, les quatres films de notre étude débutent sur une situation extra-ordinaire (l’annonce d’une rupture pour Chaînes conjugales, une remise de prix pour Eve, un enterrement pour La Comtesse, la promesse d’une intervention chirurgicale pour Soudain…) que le flashback tente d’élucider par l’examen du passé. Pour autant, ces retours en arrière ne sont jamais garants de l’expression de la vérité puisque que les souvenirs évoqués le sont par une variété de personnages clés impliqués dans l’intrigue, au point où, dans La Comtesse aux pieds nus, la scène de la gifle est racontée selon deux points de vue qui l’éclairent de manière différente. La question se pose: le discours rapporté est-il infaillible? Ne suppose t-il pas  une reconstruction forcément insuffisante voire déviante du récit ? Dans Eve, le critique Addison nous interroge: “Vous savez tout de Eve. Que peut-il y avoir que vous ignorez ?” et commente ainsi le titre même du film “All about Eve” dont le titre anglais est ambigu. Il s’agit de tout savoir sur Eve mais aussi de souligner son caractère égocentrique (“tout pour Eve”).

Il n’est pas anodin que, parmi tous les artifices à la disposition du metteur en scène (flous, fondus enchaînés, surimpressions, costumes), Mankiewicz ait toujours privilégié la voix off (les trois épouses dans Chaînes conjugales, les proches de Maria Vargas dans La Comtesse, les victimes d’Eve…) parfois même en multipliant les points de vue et les narrateurs. En effet, dans les films de Mankiewicz, chaque scène remémorée est cruciale dans le développement d’une intrigue aboutissant à la situation initiale problématique que l’on évoquait plus haut.

 

 

Le choix délibéré de la parole comme vecteur d’informations donne la part belle aux dialogues, particulièrement incisifs chez Mankiewicz. Le mensonge est ainsi au coeur d’Eve, Eve débitant un nombre incalculable de petits et gros mensonges pour arriver à ses fins ; de La Comtesse aux pieds nus (l’omission du comte) et de Soudain l’été dernier, dans lequel le personnage de Katherine Hepburn fait tout pour museler la vérité concernant son fils Sebastian. L’importance capitale de la chose dite explique le soin apporté aux dialogues et donc au choix des acteurs et aux partis pris de mise en scène permettant de souligner la vie intérieure des personnages. Cela passe par des interprétations puissantes (inoubliables Bette Davis, Ava Gardner et Liz Taylor) et des décors d’intérieurs (peu de scènes en extérieur ou de vues de paysages) dont la banalité n’évacue pas la charge dramatique (par exemple la confrontation de Karen et Eve dans des toilettes pour dames, celle de Lora Mae et de Porter dans Chaînes conjugales une cuisine miteuse ou encore les confessions de Maria à Harry dans une petite chambre d’hôtel).

Le procédé du flashback permet précisément à Mankiewicz de s’intéresser a posteriori aux rapports de manipulation qui animent les relations humaines : « Les émotions, les mécanismes mentaux, les motivations des conduites humaines m’ont toujours passionné, aussi loin que je me souvienne…” avouait-il.  Et justement, le destin n’a aucun rôle à jouer dans la succession des évènements car ceux-ci dépendent uniquement du libre-arbitre de chacun. Les personnages de Mankiewicz évoluent en fonction de ce que Gilles Deleuze appelait des “bifurcations”, qui correspondent à la question du “comment en est-on arrivé là ? ” et donnent ainsi au film des allures d’enquête à résoudre dont les scènes constituent autant d’indices à déchiffrer.

Difficile alors de ne pas faire le lien entre la manipulation à l’écran et celle du réalisateur à l’égard de ses spectateurs. Dans Eve, Addison, le seul personnage clairvoyant se définit comme “critique et commentateur, essentiel au théâtre” ; de même, dans Chaînes conjugales, Addie Ross, bien que toujours absente à l’écran n’en est pas moins l’instigatrice de l’action (intriguante dans tous les sens du terme !). Une image qui n’est pas sans rappeler le rôle démiurgique et la qualité d’auteur du metteur en scène.

 

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