« Sunday, Monday, happy days »… Derrière le titre français gentiment rock n’ roll et un rien bath : Ma sœur est du tonnerre (« Ah que » oui !), le titre anglais My sister Eileen met plus simplement l’accent sur le côté familial de l’affaire… Comment réussir dans la vie quand on a une sœur trop canon. C’est ça l’affaire. Une blonde platine bien balancée qui se balade en slip, sans pantalon, et parfois même, sans chemise. Le comble ! Eileen sait qu’elle est jolie, on le lui répète depuis des lustres : ça ne l’étonne même plus. Par contre Ruth, et bien… elle est brune. Elle s’étale une crème terrifiante sur le visage… Elle est aussi intelligente ! Pas de chance ? Tout dépend.
Les sœurs Sherwood – à bien distinguer des soeurs Garnier – arrivent en ville dans l’intention de faire carrière. La plus photogénique veut devenir actrice, l’autre, la plus cérébrale, écrivain. Jusque là, pas de soucis, nos clichés tiennent solidement la route. La donne change lorsque Ruth décide, pour conquérir son éditeur, de changer la formule de ses romans. Lasse des drames amoureux sinistres, des romances avortées de vieilles filles, elle revient à la source inconsciente de son inspiration cafardeuse : sa sœur Eileen, le cruel bourreau des petits cœurs fragiles de ces messieurs, aisément hypnotisés par les écrins les plus scintillants.
Tous les hommes le savent, l’esprit critique est encombrant dans une vie de couple. Une femme, c’est plus commode contre un mur, et avec quelques fleurs dessus. Douce, arrangeante, décorative, et… « Sésame, ouvre toi » ! Eileen est bien mignonne et assez peu contrariante. Elle ignore l’instinct de survie. Embêtant,pour une biche traquée. Le National Geographic pourrait consacrer un hors série entier à son quotidien, qui serait évidemment intitulé : « Dans l’intimité des bêtes sauvages – nos amis les hommes ». Quand Eileen fait tomber un journal, deux gentlemen se pressent pour lui ramasser. Quand Eileen monte dans le métro, trois mecs fort diligents l’assoient auprès d’eux. Quand Eileen marche dans la rue, quatre mâles alléchés se retournent… Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que deux prétendants, à l’issue d’une compétition acharnée, comprenant les incontournables promesses de piston, et, surtout, la danse de la virilité.
« Danse de la virilité » : coutume masculine consistant à exécuter, face caméra, à la manière de Gene Kelly – mais sans son charisme – les plus improbables pirouettes, afin d’exposer aux yeux du monde ses aptitudes à être un parfait géniteur. Rires et applaudissements en boîte non compris. Cette danse n’est pas sans rappeler celle pratiquée dans les zoos par des otaries fort enthousiastes d’exhiber, entre autres, leur habilité avec un ballon de plage. La comédie de mœurs explose dans les séquences musicales, révélant son penchant pour la dérision des attitudes trop codifiées. Si nos personnages types sont bien rigides, les chorégraphies, elles, pétaradent en mécaniques critiques délirantes, parfaitement huilées par le chafouin Bob Fosse, coincé dans la peau du godiche mais consolateur Frank Lippencott, l’un de nos deux transits fous d’Eileen. Les machines s’emballent. Les carcans éclatent. Voilà Eileen métamorphosée en tambour, et la brunette projetée sur le devant de la scène.
Quel embarras ! Se retrouver coursée par son éditeur excité et badin, un Jack Lemmon en pleine forme, à la séduction toujours aussi légère et espiègle… Avec Blake Edwards au scénario : fougue et drôlerie saugrenue au programme ! Chaque pot a son couvercle, et les étiquettes valsent dans le petit théâtre de l’appartement loué aux deux soeurs par Papa Appopolous, un peintre grec à béret noir, au nom imprononçable. On se croirait presque à la Commedia dell’arte tant cet espace régulièrement secoué par le métro, cette courette avec ses voisins encombrants, assument outrageusement leur facticité. On pense à Fenêtre sur cour (1954) d’Hitchcock, tourné peu de temps avant… Cela dit, on ne se contente pas de dissimuler un corps chez les Sherwood, on prend davantage de risques : on cache de fringants brésiliens ! Apprenons les danses avec Richard Quine… La « conga », cette fois : transe pratiquée par la marine brésilienne à la vue d’une jupe. On la coursera jusque chez elle afin de constituer une chenille, la plus longue possible en comptant les passants ameutés pour l’occasion.
Ce dispositif narratif, son ambiance bon enfant, cette vivacité désordonnée à la limite de l’improvisation, ont séduit au point de donner naissance à une série télé dans les années 1960 : pas étonnant ! Richard Quine pose les jalons d’un humour parfaitement télégénique : la vie quotidienne de deux sœurs débarquées de leur province, un appartement central dans lequel les voisins défilent, tissant un réseau de personnages secondaires apportant chacun leur potentiel de situations cocasses, sans oublier les quelques rôles clefs accablés de gimmicks – le bellâtre du coin, Chick Clark, avec ses « baby » et ses jeux de mains. On laisse les quiproquos se nouer et se dénouer. On cherche dans les gestes banals ce qui peut prêter à sourire, jusque dans la manière d’attraper un stylo.
La majorité des séries comiques sont fondées sur cette observation intimiste, s’appuyant de la même façon sur des personnages stéréotypés, qui, suivis sur la durée, acquérront davantage de profondeur, tout en déclinant continuellement leurs névroses répétitives. Ruth et Eileen ne le savent pas, mais leur modèle de belle famille fera les beaux jours de nombreux soaps… Tout comme Richard York, alias Wreck – le voisin costaud –, inaugurera les débuts d’un monument du genre : Ma sorcière bien-aimée… Et oui, c’était bien lui le premier Jean-Pierre !
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