C’est par le biais du décryptage méthodique et exigeant des multiples inversions et redistributions de cartes ayant fait le sel de chaque saison, et par conséquent de la série entière, que chaque texte de cet ouvrage, en même temps qu’il propose un regard propre à chaque auteur, affirme au final sa cohérence. D’un principe simplissime (un texte par saison, une ou deux plumes différente(s) par texte + « Alll in the Game », une forme de synthèse du philosophe Matthieu Potte-Bonneville en guise de bonus), découle au fil de la succession des chapitres l’impression d’un relais aveugle, assez proche du cadavre exquis. Le premier chapitre (Saison 1 : « Fuck »), signé par Emmanuel Burdeau, travaillant à démontrer l’illusion du réalisme de The Wire, la dimension de fantasme accompagnant tout fait a priori avéré ne manquera pas ainsi d’entériner l’observation de Mathieu Potte-Bonneville autour du caractère foncièrement ludique de cette fiction, dont une mémorable scène d’explication par D’Angelo Barksdale des règles du jeu d’échecs, dès la première saison, serait la toute relative métaphore.
Quelque chose circule également entre l’évocation par Jean-Marie Samocki (Saison 2 : « Sans appel ») des destinées tragiques mais si prévisibles du même D’Angelo et de Frank Sobotka, l’émouvant docker syndicaliste de la saison 2, condamnés en quelque sorte par la prégnance de leur identité (un jeune homme ne pouvant faire table rase de son passé sous les ordres de son oncle, le terrifiant Avon Barksdale ; le dernier visage d’un prolétariat déjà mort, fatalement voué à l’oubli) et celle par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou (Saison 3 : « Contradictions ») de l’entreprise fatale de Stringer Bell de vouloir « blanchir » son affaire. De même, la très juste relève par Philippe Mangeot (Saison 4 : « Genèses ») des faux signes d’évolution de l’intrigue, suite à l’apparition de nouveaux personnages (le nouveau maire démocrate de Baltimore, Tommy Carcetti, prenant le relais de Royce, idéaux et beaux discours à l’appui ; la prise de pouvoir du ghetto par un Marlo Stanfield certes plus expansif que le duo très « force tranquille » Bell-Barksdale), la disparition provisoire (inoubliable Jimmy McNulty) ou définitive (Stringer Bell) de têtes d’affiche répond à sa propre interrogation quant au leurre des supposées correspondances… mais aussi au décryptage par Nicolas Vieillescazes (Saison 5 : « Bouclage ») de ces destinées collectives, et surtout de la conclusion peut-être un peu conventionnelle de la série (point de vue évidemment discutable).
Comme l’indique le titre, The Wire : reconstitution collective se veut avant tout un travail d’observation, d’exhumation « après les faits » des signes de grandeur (et aussi des éventuelles limites) de la série, à la grâce de la juste distance permise par le temps écoulé depuis le dernier épisode. Il n’est pas impossible de trouver par endroits – voire dans sa globalité – le livre peut-être trop lucide, les auteurs – que l’on devine dans leur ensemble plutôt clients de The Wire – pas assez partageurs quant à leur rapport intime avec la série. Certains passages autours des mimiques récurrentes des personnages (les jeux de sourcils irrésistibles de Bunk et Daniels, notamment) laissent entrevoir ici et là la perspective d’une approche un peu plus affective de la série, qui, au vu de la plus qu’évidente connaissance de chacun de ses moindres « fils », aurait pu rendre le livre plus chaleureux et émouvant. Mais cette exigence de distanciation est précisément le moteur même du projet. Grande fiction balzacienne, The Wire reste l’une des séries les plus chimiquement politiques que l’on connaisse. Aussi serait-il assez paradoxal de refuser au travail de son observation la restitution du doux vertige de ses ambivalences.
The Wire : Reconstitution collective, sous la direction d’Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Les Prairies ordinaires / Capricci