Fascinée par cette communauté de femmes ayant choisi la privation pour se rapprocher de Jésus – silence, retraite, prière -, Cécile Besnaut a demandé à son ami et camarade de promotion Louis-Lumière Ivan Marchika de l’accompagner à la recherche du souffle divin dont sont animées ces femmes. Lui, non-croyant, elle, une croyante ; le mélange des points de vue donne un objet particulier, ambigu et parfois terrifiant, qui oscille entre ennui, exclusion, et condamnation, malgré quelques aperçus d’éternité dans ce quotidien où l’on est plongé sans bouteille d’oxygène.
A côté de son film
Le film choisit de débuter sur des voeux ; ils sont prononcés par Soeur Bénédicte, qui fait ses premiers pas en tant que carmélite, non sans émotion, entre ravissement et sérénité. C’est sa voie, elle l’a choisie, ou bien est-ce Dieu qui l’a choisie – en tout cas, nul doute, elle est bien là, elle naît carmélite. Genou à terre, face caméra, elle enfile son nouveau vêtement, une cape noire, délicatement aidée d’une autre religieuse : la cape est coincée, les aiguilles s’enfoncent mal, mais les cinéastes choisissent de ne pas couper. Là, au milieu du sacré, du pacte solennel et spirituel avec Dieu, la maladresse, la plus simple vitalité humaine s’immisce. On distingue un léger sourire sur le visage de Soeur Bénédicte, amusée et gênée de ce cafouillage tout à fait bénin. Les deux réalisateurs formulent ici leur profession de foi : au coeur du divin, c’est la vie qui s’infiltre qui les attire, dans ce qu’elle a d’impromptu, de maladroit, de concret. La vie, c’est la concrétisation du sacré ; c’est ce qui lui permet de se réaliser, ce qui le rend présent, sensible, presque palpable. Le profil face contre terre de la jeune novice semble révéler dans ses tremblements des larmes, quasi imperceptibles, à moins que ce ne soit un rire. L’émotion du visage, la lourdeur du moment, la jeunesse du personnage, contribuent à créer dans cette séquence introductive, un sentiment d’élévation.
Mais les cinéastes, qui avaient trouvé là autant un propos (sur le sacré, la vitalité, le temps), qu’une structure (le portrait du nouvel arrivant comme façon de pénétrer une communauté), et même une grammaire (filmer les visages et les corps dans leurs efforts et leurs fragilités), abandonnent très vite cette idée dès l’instant où les portes du couvent se referment, scindant le monde en deux. Il y a la vie du dehors, le bruit, la foule, la diversité des visages, des âges et des corps ; à l’intérieur, uniformité et effacement sont les maîtres mots. Dès lors, l’ennui prend place. Un ennui que l’on pourrait penser pascalien, ennemi du divertissement, un ennui qui regarde l’existence en face, qui réfléchit notre condition et fait surgir dans l’angoisse un vertige proche du mystique. Mais ici, la pauvreté des images, de leur contenu, de leur succession rébarbative, de leur texture même (quelques plans surexposés pour nous faire croire à la présence de Dieu), n’élève rien, ni ne soulève aucune émotion, aucune réflexion. On se retrouve prisonnier du quotidien, silencieux et solitaire, de ces femmes qui ont choisi le retrait du monde comme condition d’accès à Dieu. Condamnées à suivre cette règle dont on ne connaît rien, dont on ne nous dit rien, on s’éloigne du fameux souffle à la recherche duquel la réalisatrice semblait être partie. Les images sont inlassablement les mêmes, sans rythme, sans dialogue entre elles, sans richesse ou mystère. Les visages entraperçus sont interchangeables, ils se succèdent sans rien faire émerger d’autre qu’une vague sensation de déjà vu. Pas d’éternité, mais une accumulation sans fin, plate et facile, comme on tourne les pages d’un catalogue. Les chapitres s’enchaînent en fondu, dans une simplicité hypnotique, qui nous perd peu à peu.
Bienvenue au Carmel
Pourtant, quelle richesse nous révèlent certains morceaux, lorsqu’ils touchent au coeur l’aspect le plus intéressant et intriguant de la vie de carmélite : la communauté, qui plus est de femmes, qui choisissent de vivre ensemble jusqu’à la mort. Quelle idée fascinante, passionnante, dramatique! On pensera alors à la séquence de retrouvailles, où une religieuse retourne au couvent après un voyage probablement. La caméra, en plan d’ensemble fixe, panote entre les visages tous différents des soeurs accueillant l’une des leurs. Leurs embrassades chaleureuses, enfantines, les rires, les cris, les mains qui se serrent fort, les sauts au cou, sont autant de façons singulières d’exprimer un sentiment amoureux et bienveillant. Le panorama contribue à lier ces visages, ces corps au premier abord identiques (dans leurs longues tuniques bleues typiques), qui se démarquent tous et font grandir ce lien physique et affectif qui les unit.
La communauté, c’est un ensemble de corps qui font corps, c’est un groupe de sujets qui s’allient, se tiennent, qui se fortifie à mesure que chacun se singularise, grandit, s’exprime à sa manière. Le corps, en apparence rejeté par l’orthodoxie de la religion, le corps, tombeau de l’âme pour certains, est enfin perçu dans ce qu’il a de profondément beau et religieux – au sens latin de rassembler, joindre, unir. S’en suit une partie de ballon prisonnier ; là, dans le corps collectif, les corps s’agitent, rient, crient, se manifestent et s’élancent différemment dans cette nature verte et amie. Les tuniques bleues dansent dans le décor naturel et bucolique qui les entoure. Les spectatrices médisantes et amusantes, les mauvaises perdantes, les joueuses concentrées, celles qui oublient de jouer pour gagner, toutes prennent part au jeu. Une magie a lieu : là où, dans la salle d’étude, aucune identification n’avait lieu, où observer une femme lire ne nous racontait rien d’elle ni de sa lecture, où le spectateur n’est nullement acteur ; ici, au coeur de cette partie de ballon, on se sent acteur, on se sent presque carmélite. Celui qui voit devient celui qui joue, il entre dans la danse hors du temps quotidien, dans une forme d’éternité, où le corps est au coeur dans une pleine conscience de soi et des autres.
Mauvaise foi
Alors que Cécile Besnault et Ivan Marchika avaient ouvert en grand les yeux, les oreilles et même les bras, donnant un souffle nouveau au film, ils décident de tout refermer dans un chant choral interminable. Tour à tour, les visages des religieuses que l’on avait vues auparavant en action, en dialogue, en mouvement, sont ici figés par des paroles terribles sur la condition misérable de l’homme. Nous ne sommes dignes de rien sur cette Terre, notre départ est le seul bien qui peut nous sauver de cette condition, nous sommes pécheurs depuis le sein de notre mère, et le Diable rôde et nous tente. Autant de paroles prononcées avec certes beaucoup de mélodie et de douceur, mais qui glacent tant elles sont prophétiques et condamnatrices. Les réalisateurs ont choisi d’inclure les traductions des chants sous forme de sous-titres ; au lieu d’écouter et se laisser transporter par l’étrangeté et la beauté de ces voix, on préfère lire évidemment, et c’est avec effroi que l’on découvre le propos véritable des carmélites. Si Cécile Besnault – aujourd’hui carmélite – se défende d’avoir fait un film croyant, et prétend s’être contentée de contempler, écouter, respirer le quotidien de ces femmes dans un temps il est vrai atypique et propice à la méditation, elle retourne contre lui-même tout son propos en portant non pas la beauté de ce qu’elle filme, mais bien le sous-texte plein de jugement et prosélytisme de ce que l’on entend. Le film se referme dans une vision apocalyptique et inconfortable de l’existence humaine, mais aussi de ces femmes qui chantent le malheur et le péché de l’homme. La bande sonore, qui jusque là accompagnait les images, semble ici les remplacer pour dévier le film vers un chemin ambigu et hostile. A lire comme Cécile Besnault parle de son film, il semblerait que l’on ne voit ni n’entende ce qu’elle a vu et entendu ; Leur souffle est un film croyant, qui par moments semble s’ouvrir à la beauté d’un groupe de femmes faisant tout ensemble, incluant ainsi le spectateur, mais faillit souvent à rendre la pureté de ce lieu et de ses existences par son sombre nuage mêlé d’ennui et de condamnation, qui menace grandement le projet du documentaire.