Christiane Spièro réalise un documentaire qui entend s’intéresser aux reines qui font des nuits parisiennes un show haut en couleur, et laisse voir les blessures et les douleurs qui se cachent sous le fard éclatant. Malheureusement, on ressort du film sans musique en tête, sans visage à se rappeler, sans histoire à ne pas oublier.
« Peindre la vie en rose »
Le transformisme est un métier artistique qui consiste à endosser un costume (souvent du genre opposé) le temps d’une performance musicale. Il se pratique le plus souvent en cabarets, et Paris en est une capitale, avec ses enseignes lumineuses mythiques comme Michou ou Madame Arthur. Christiane Spièro a passé du temps avec ces anges pailletés, ces tenta(c)trices ensorcelantes, ces passeurs de mémoire, et a décidé d’en faire un film. Ce que l’on remarque très vite, c’est que le transformisme est un métier, difficile, disciplinaire, autoritaire, que ce n’est ni du « déguisement » (amateurisme) ou du « travestissement » (connotation sexuelle). Être transformiste, c’est rendre hommage à des artistes, femmes pour la plupart, et incarner avec une ressemblance troublante leurs tubes les plus connus. La reine mère de la profession, c’est Lulu, grande prêtresse de Dalida qui officiait chez Michou dans les années 1970. Se transformer, c’est quitter un peu de soi pour se laisser posséder par autre chose, une présence, une âme, une voix. Un geste de la main, un battement de cils, un mouvement de la tête qui laisse tomber une mèche de cheveux, tels sont les pas de danse de ces reines de la nuit qui animent ces soirées. Un transformiste c’est également un passeur, quelqu’un qui transmet, qui offre: on est étonné à la vue du documentaire de voir que nombreux sont les artistes qui ont une foi, pas forcément assumée, et qui font preuve de mystique dans leur pratique. Se mettre en scène en Liza Minelli, en Sylvie Vartan, ou en leurs avatars personnels, c’est saluer des artistes que la nuit a faits naître puis éclore le temps d’un numéro. Reculant d’un pas pour laisser l’Autre se produire sur la scène, c’est ainsi que beaucoup de transformistes considèrent leur métier. Et l’on sent que le trouble entre Je et l’Autre est difficile à formuler quand on voit celui qu’il produit chez eux: dans une sorte de vision très classique du personnage comme entité parfaite dans laquelle il faudrait se glisser avec le plus d’illusion, certains veulent plutôt y voir une façon de se dévoiler, de se mettre à nu — par le strass, la perruque, le maquillage qui redessine vos traits.
De Mozart à Whitney Houston
Il y a la statique Reine de la Nuit et sa voix de coloratura qui atteint les sommets de l’aigu, il y a Whitney Houston toute en diamants et mélismes, et puis il y a Lulu, Eva Carlton, Lulubelle, Pétunia, Sweety… toutes ces reines d’un morceau, ces avatars éclairés, embrumés, empailletés, à la fois masques et dévoilements de Bruno, Philippe, Christophe, Xavier. Ils ont quitté leur métier pour devenir transformiste professionnel, concevant eux-mêmes leurs robes et leurs bijoux, leurs chorégraphies et leurs numéros. Toute la troupe de Madame Arthur, cabaret parisien mythique qui a vu débuter Serge Gainsbourg en pianiste dans les années 1950, s’active en coulisses. Chacun des numéros fait trois à quatre minutes, et chaque artiste performe trois à quatre fois par soir. C’est dans cette fourmilière que Christiane Spièro a mis son nez et sa caméra il y a quelques années, avec le désir grandissant de filmer ces passeurs de légendes. La réalisatrice a pris le parti de faire un film de portraits, avec les contradictions, les divergences, les questions que de tels parcours et visions peuvent poser. Cette accumulation de récits, avec pour thèmes principaux l’homosexualité, la transidentité, la culture pop et ses icônes, la drogue et la prostitution, et puis Dieu ou encore le bonheur, fait de ce documentaire une sorte de melting pot de visages mais aussi d’idées, à tel point que l’on a du mal à appréhender l’intention de son auteur.
Toujours est-il que l’on approche ce milieu par le biais des sentiments, et l’on se rend compte qu’il est baigné de souffrance (celle qui mena certains à devenir transformistes, mais aussi celle qu’ils subissent le jour dans leur couple, leur solitude, ou dans l’espace public); de violence (en témoigne le parcours mutilatoire bouleversant de Roxane); mais aussi de réjouissances. Le cabaret fonctionne en troupe, en corps uni (mais pas uniforme), voulu comme un safe space certes exigeant mais inclusif et respectueux des sensibilités créatives de chaque artiste. Une sororité chaleureuse, pleine d’humour et de soutien moral mais aussi matériel, à coups de prêts de robes ou de bijoux. A l’inverse des milieux drag et club kid, plus récents et évoluant dans le milieu techno, le transformisme est une tradition populaire, qui prend pour modèles des artistes de la pop culture, dans des lieux historiquement libertins, comme Pigalle ou le Marais. Cette image de la femme idéalisée, essentialisée autour d’un appareil physique et vestimentaire très classique, dans un format de music hall inchangé depuis les années 1940, propose une vision assez datée de l’art queer, voire patriarcale dans les conceptions que certains se font du féminin et du masculin, ou encore de la transidentité. Laissant la parole à ces hommes sans jamais intervenir en tant qu’interlocutrice ou qu’autrice, Christiane Spièro nous donne à voir un documentaire sans propos, sans récit, sans vision théorique sur les questions soulevées.
« Inverser l’ordre des choses »
On se souviendra néanmoins de jolies formulations sur le métier, comme celle de Romain alias Morian, qui propose simplement d’ « inverser l’ordre des choses » par le transformisme, de la même manière qu’il a décidé de renverser son prénom pour en faire son avatar scénique. Regarder autrement, changer sa vision pour découvrir ses sensations, faire naître des désirs, ouvrir le champ des possibles, telle est la vision intelligente et novatrice de ce jeune artiste à la chevelure infinie, qui refuse la panoplie classique robe/perruque et préfère montrer sa nudité dans toutes sa complexité, troublant les frontière classiques du genre. Eva Carlton est une autre reine à part: on est saisi par le charme hypnotique de ses performances à la fois rigides et sensuelles, agressives et langoureuses via des images amateures numérisées pour l’occasion. Bruno Pérard, son artiste créateur, revient avec nostalgie et esprit critique sur ses jeunes années, sur l’époque bénie des tournées à Ibiza, le tourbillon de la nuit, l’ivresse constante, totalement illusoire mais vivifiante, de ces nuits sans fin. Mais mis à part ces deux personnages forts, qui vivent leur métier non pas comme une profession mais une profession de foi, le documentaire de Christiane Spiero est un catalogue de récits anecdotiques sans singularité, sans beaucoup d’émotions, ni beauté. Ce dispositif, à savoir la succession d’entretiens « à la maison », entrecoupés de passages sur scène et en coulisses, présente une limite. Christiane Spiero n’a pas pensé son film comme un objet lui-même transformiste, et n’y a injecté aucun élément de mise en scène qui impliquerait une dramaturgie, un événement (narratif ou d’image).
Le film se déroule donc à une vitesse de croisière, avec l’arrivée par moments de nouveaux personnages, chargés de donner un contrepoint au discours précédent. Par exemple, l’arrivée de Roxane, transformiste trans, intervient après la remarque transphobe de Lulu qui aurait souhaité « naître femme, une vraie femme ». La mise en parallèle des parcours, des récits, des opinions, participe certes à créer du débat, du drame, mais celui-ci est tué dans l’oeuf car le documentaire lui-même ne prend pas en charge ce drame, il le délègue à ses personnages et se contente de les observer, en témoin passif et exclu. La réalisatrice, dont c’est le premier film qu’elle réalise pour le cinéma, est passée par la télévision pendant de nombreuses années, ce qui expliquerait peut-être le côté reportage télé immersif. Les reines de la nuit manque d’écriture, de singularité dans sa façon de filmer les shows sur scène et les paroles en privé, ou la concentration quasi mystique en coulisses où chacun laisse son idole le pénétrer avant de la laisser exister sur scène. Les plus beaux moments sont peut-être les extraits de cassettes amateures montrant Lulu en Dalida ou Eva Carlton à sa grande époque, quand le format de l’image est en adéquation avec le souvenir convoqué. La nostalgie et la beauté de ces numéros, même filmés en DV, nous ramènent dans un temps révolu où le rêve prend chair pour quelques minutes, le temps d’un secoué de cheveux aguicheur, ou d’un lent lever de bras vers le ciel des idoles. Mis à part ces moments hors du temps, on peine à sentir un geste artistique dans cette démarche de rencontrer « les reines de la nuit »: le titre donné au film est certes prometteur mais en rien programmatique car il déçoit par manque de beauté, d’autorité artistique, de polymorphisme.