Les projets fantômes de Stanley Kubrick ont une place à part entière dans sa filmographie. Ils permettent de nuancer largement l’idée de Kubrick comme un cinéaste n’ayant fait que peu de films et laissant s’écouler un temps de plus en plus long entre chaque tournage. Il n’a en effet tourné "que" treize longs métrages. Bien que non réalisés, ces trois projets furent stoppés à des états très avancés de production et ont occupé le réalisateur plusieurs années. Entre le quasi chaînon manquant Napoleon, le possiblement tourné A.I. ou un Aryan Papers mis en sourdine mais peut-être pas abandonné, c’est toute une filmographie parallèle parfaitement cohérente qui se dessine, ces trois projets permettant un regard nouveau sur la carrière du réalisateur.
Napoleon (1968-1973)
Napoleon est peut-être le film non tourné le plus connu de Stanley Kubrick. Le réalisateur a été très tôt fasciné pour la figure mythique de l’empereur français. Il commence à réunir une importante documentation et à envisager un projet de film dans la seconde moitié des années 1960. Sa méticulosité névrotique et son légendaire souci d’exactitude sont à la mesure de l’ampleur du projet. Kubrick dévore tous les ouvrages possibles sur l’empereur (sa collection personnelle sur le sujet dépasse les cinq cents titres) et s’attache plus particulièrement à celui de Felix Markham, l’un des plus importants spécialistes de l’époque, qu’il associe au film comme consultant historiographique. Il s’entoure de deux douzaines d’étudiants chargés de reconstituer au jour le jour la vie de l’empereur, celle de ses proches, ses rencontres, ses opposants, le temps qu’il faisait lors des batailles… Le tout est compilé sur des milliers de fiches avec un système de classement spécifique et de renvois de l’une à l’autre, faisant de Kubrick une source d’information de premier ordre sur Napoléon.
Plusieurs raisons ont mené aux abandons successifs du projet. L’aspect financier en est une évidente. Le premier budget prévu par la MGM et United Artists était plutôt limité pour la vision démesurée de Kubrick (40 000 bougies, 30 000 figurants à pieds, 2500 cavaliers pour les batailles…). L’échec cuisant du Waterloo de Serge Bondartchouk au box-office en 1970 a dû aussi certainement refroidir les producteurs. Mais ce sont aussi des impossibilités techniques qui empêchèrent le réalisateur de se lancer dans le projet. Il souhaitait en effet tourner le film en 65 et 70 mm (5) uniquement éclairé à la bougie. Des tests furent réalisés en 1968, mais ne se montrèrent pas convaincants. La question technique est généralement invoquée pour justifier cet arrêt du film. Des recherches lancées avec la NASA aboutiront à la création de l’objectif Zeiss f0.7 utilisé pour le tournage de Barry Lyndon quelques années plus tard.
"I was the greatest military mind of the age […] I would guess that the quality of personality that brought me to the top was also the one that brought me to the ruin […] I am a gambler. […] I had numerous opportunities, but I kept hoping for the impossible. Perhaps my sensibilities were more of a poet in action than of a statesman." (6)
Taschen a publié en 2009 et 2011 un volumineux ouvrage reprenant les archives du projet Napoleon, des extraits des scénarios et les entretiens entre Stanley Kubrick et l’historien Felix Markham. Il pèse lourd – dans tous les sens du terme – mais c’est une mine d’or.
Aryan Papers Project (1991-1993)
En 1991, quelques mois avant sa parution, Stanley Kubrick est autorisé à lire une épreuve du roman Wartime Lies de Louis Begley (7). Le livre prend sa source dans les souvenirs d’enfance de l’auteur : né en Pologne et d’origine juive, il fuit de ville en ville avec sa mère en prenant l’identité de catholiques polonais. Wartime Lies raconte une histoire proche : celle du jeune Maciek et de sa tante Tania durant la guerre. Le mensonge est au cœur du roman en tant que thématique (la vie de Tania et Maciek est un mensonge permanent pour survivre) mais aussi comme forme puisque les souvenirs de l’auteur sont largement travestis. La Warner achète les droits du livre en vue d’une adaptation. Le réalisateur pense à un film sur cette période depuis les années 1970. Il avait envisagé à cette époque l’écrivain Isaac Bashevis Singer pour écrire un scénario. L’histoire de Begley apparaît à Kubrick comme le véhicule parfait pour évoquer le génocide juif. Il entreprend plusieurs versions du scénario à partir de 1991. Certaines parties sont bien développées, subdivisées en scènes avec un découpage précis, tandis que d’autres restent très proches du roman et demandaient encore du travail. L’un des problèmes majeurs était de trouver les moyens cinématographiques de mettre en image le mensonge qui structure aussi bien l’action que la forme narrative de Wartime Lies.
A l’été 1993, Jan Harlan et Philipp Hobbs, coproducteurs et proches du réalisateur, sont envoyés en repérages en Europe et ramènent 30 000 photos de République tchèque, Slovaquie et Pologne. Toujours sans titre, le tournage est prévu à Brno et Bratislava. Des autorisations sont demandées pour fermer le centre-ville de Brno et utiliser les vieux trams conservés au musée de la ville. Aux évocations de Julia Roberts et Uma Thurman par la Warner, Kubrick préfère Johanna ter Steege (vue à l’époque dans Vincent et Théo de Robert Altman) comme actrice et Joseph Mazzello dans le rôle de l’enfant (Jurassic Park de Steven Spielberg). La costumière Barbara Baum effectue d’énormes recherches sur la restitution des tenues d’époque et organise de nombreux essayages avec Johanna ter Steege.
A.I. Intelligence Artificielle (à partir de 1993)
A l’abandon d’Aryan Papers fin 1993, Stanley Kubrick se penche sur l’adaptation d’une nouvelle de science-fiction : Super-Toys Last All Summer Long de Brian Aldiss, l’histoire du premier robot capable de ressentir des sentiments humains qui sert d’enfant de substitution à un couple dont le fils est dans le coma. Au retour de ce dernier, ils abandonnent le robot qui, livré à lui-même, se retrouve pourchassé par les autorités. Dans un monde à moitié inondé par les effets du réchauffement de la planète, les hommes ont créé trop de robots de plus en plus perfectionnés et cherchent à s’en débarrasser par peur d’une révolte. Un monde en crise confronté à un nouveau degré d’intelligence – voire un nouveau stade de l’humanité – une violence sociale intense et une difficulté de définition personnelle, le sujet semble parfait pour Kubrick.
A l’hiver 1993, le réalisateur contacte le dessinateur Chris Baker qui vient de publier une adaptation graphique de la nouvelle d’Aldiss. Baker a carte blanche sur les designs du film. De nombreuses modifications sont notamment apportées à Rouge City, l’un des lieux centraux de l’action. d’une architecture faite de lèvres, on passe à un syncrétisme des styles et à l’évocation plus directement érotique du corps féminin. Baker travaille deux ans sur l’environnement visuel du film.
Il est difficile de se faire un avis définitif sur le film. Assez volontairement, Spielberg s’éloigne de ce qui fait le style de ses films pour faire directement hommage à Stanley Kubrick. A la tentation légitime d’imaginer comment celui-ci aurait réalisé A.I. s’ajoute donc une mise en scène parfois maladroitement mimétique, un film "à la manière de". L’esthétique générale (pas seulement celle des décors, mais véritablement de la mise en scène et de la construction du film) peut donner l’impression étrange, non de déjà-vu, mais de déjà-daté dès sa sortie qui rappelle Orange mécanique ou 2001, l’Odyssée de l’espace : une vision du futur vieille de trente ans. A.I. semble plus intéressant que véritablement bon et apparaît comme un film intimidé – même si finalement le thème de l’enfance et de l’abandon semble plus directement proche de Spielberg – qui vaut peut-être plus pour son contexte que ses qualités propres. Néanmoins, l’ombre de Kubrick planant permet de calmer le caractère vaguement triomphaliste du cinéma de Spielberg (celui des années 1990) qui fut d’ailleurs épinglé par Kubrick (8). Aussi salué que critiqué, le film apparaît en tous les cas comme un jalon dans la carrière du cinéaste, ouvrant la voie à un regain de créativité pour les années qui suivirent.
A la vision d’A.I., on voit vite ce qui a pu séduire Kubrick dans la nouvelle d’Aldiss : une vision du futur technoïde où les machines deviennent de plus en plus humaines, un monde où l’homme a construit lui-même sa propre perte. Mais plus encore, c’est dans la violence de la société que se retrouve le plus le regard de Kubrick, A.I. entretenant des liens troublants avec le projet Aryan Papers et même Eyes Wide Shut. Créés en surnombre, les robots sont pourchassés par les autorités. Ils sont obligés de se cacher et doivent pour certains, trop immédiatement identifiables, se tenir éloignés des villes. Le quotidien des fugitifs est fait de rafles nocturnes et de foires de la chair où les robots sont torturés à mort en public. Cette scène donne lieu à ce dialogue entre les robots :
"Qu’est-ce que ça veut dire ?
– L’Histoire se répète. (…) Quand ils ont l’occasion, ils s’en prennent à nous et nous déciment pour rester supérieur en nombre !"
(2) La grande longueur est une constante dans les films sur Napoléon : la dernière version restaurée de celui d’Abel Gance (1927) affiche une durée de 5h30, celle de Sacha Guitry (1955) dépasse les trois heures…
(3) Anthony Burgess dont il adapte Orange mécanique en 1971 est un temps envisagé.
(4) "Pas de grandes stars".
(5) Tournage en 65 mm et copie positive tirée en 70 mm comme c’était le cas pour 2001, l’Odyssée de l’espace.
(6) "J’étais le plus grand esprit militaire de mon temps […] Je me plais à penser que la qualité de ma personnalité qui me mena au sommet est aussi ce qui fit ma perte. […] Je suis un joueur. […] J’avais beaucoup d’occasions, mais j’ai continué à espérer l’impossible. Peut-être ma sensibilité était plus celle d’un poète en action que celle d’un homme d’Etat." in Eva-Maria Magel, "The best movie (n)ever made. Stanley Kubrick’s failed Napoleon project", in Stanley Kubrick, Franckfurt am Main: Deutsches Filmmuseum & Deutsches Architektur Museum, 2004, p.162.
(7) Publié en français sous le titre Une éducation polonaise.
(8) "C’était à propos de succès, tu ne crois pas ? L’Holocauste, c’est six millions de personnes tuées. La Liste de Schindler, c’est six cents qui ne le sont pas.“ in Frederic Raphael, Eyes Wide Open: a memoir of Kubrick, London: Ballantine Books, p.151.