Lire la suite, c’est ainsi non pas s’identifier au seul Agee en partageant ses doutes, révisions et autocritiques, mais être au centre même de ce rêve. Le Vagabond d’un nouveau monde n’est pas un simple scénario à lire, mais le produit d’un enthousiasme forcément trop grand. Nous est offerte la chance rare d’à la fois saisir au détail près les signes d’optimisme et de croyance de l’auteur en son projet et adopter le point de vue du destinataire du texte : devenir un peu Chaplin à travers le produit de la passion de son admirateur. Chance à laquelle s’adjoint heureusement beaucoup mieux que du désenchantement, un privilège supplémentaire : celui, à la faveur du grand instinct de scénariste de James Agee, de visualiser le film, les plans, le rythme même des séquences. Nul besoin de retranscrire ici le détail de cette intelligence d’écriture, de ce « cinéma de l’écriture », sachant que non seulement les exemples de cette incarnation d’un fantasme de film sont trop nombreux, mais surtout parce que cette visualisation implique avant tout le rapport de chacun au personnage du Vagabond.
Tout juste peut-on avancer l’idée que ce scénario étant le récit de la survie du Vagabond dans un monde dévasté après l’explosion d’une bombe nucléaire (sujet ouvertement inspiré à Agee par les attaques d’Hiroshima et de Nagazaki quelques années plus tôt), puis de sa rencontre d’une jeune fille (comme dans Les Lumières de la ville), un enfant (The Kid), d’autres survivants dont il deviendra un temps l’élu (Le Dictateur), enfin de l’adversité scientifique (Les Temps modernes), Le Vagabond d’un nouveau monde doit s’imaginer comme un film-somme impossible. Soit, encore une fois, une vision que seul un authentique fan peut avoir d’une collaboration idéale avec son idole. La densité du texte repose ainsi en grande partie sur cette presque excessive fidélité de l’écrivain à l’art et à l’esprit du cinéaste. Densité ayant peut-être – on croit en tout cas le deviner dans l’introduction – partiellement modéré l’enthousiasme de l’intéressé, qui à l’époque était en pleine préparation des Feux de la rampe, mais surtout eu pour limite de ne plus correspondre aux priorités d’un cinéaste ayant fait le deuil de son personnage fétiche.
Deux réalités cohabitent alors étrangement à la lecture de ce beau livre. Celle d’un film de cinéphile, de la réactivation encore possible – bien que d’une grande noirceur, la fin étant des plus pathétiques – d’une figure de cinéma admirée. Celle d’un regard de cinéaste ne pouvant tout simplement plus correspondre à cette projection. Le Vagabond d’un nouveau monde, outre sa qualité littéraire, vaut surtout pour ça, cette prise de conscience progressive d’un projet fatalement dénué d’écho. Happy end : un spectateur existe désormais, requis de voir – à son rythme, selon son propre lien à l’œuvre de Chaplin – ce grand film par le mot.
Le Vagabond d’un nouveau monde de James Agee, Editions Capricci