Après avoir montré, vis-à-vis du septième art, une réticence prononcée, Sacha Guitry finit cependant par céder à ses charmes, et par se laisser totalement tenter, voire happer par celui-ci. En témoignent par exemple les propos suivants, parus le 5 avril 1935 dans « L’Intransigeant » : « Je dois à la vérité de dire que je m’amuse comme un fou. (…) Je suis dans l’état d’un enfant à qui on vient de mettre dans les mains un merveilleux joujou. » Rapidement, il se montre aussi prolifique au cinéma qu’au théâtre et Le Mot de Cambronne, tourné aux studios Boulogne-Billancourt en une après-midi – le 19 novembre 1936 de midi à dix-neuf heures -, succède ainsi à six longs métrages tournés en moins de deux ans ! S’il devient cependant un cinéaste à part entière et révolutionne le langage cinématographique – notamment avec un film comme Le Roman d’un tricheur (1936) -, Sacha Guitry reste néanmoins tout autant un homme de lettres et de théâtre
Le Mot de Cambronne, tourné entre deux représentations au théâtre de la Madeleine, en atteste de manière exemplaire. Comment, en effet, mieux souligner son amour de la langue et son statut d’auteur qu’en élisant le langage pour sujet même de son film ? Si, ici, certains changements d’échelle de plan se révèlent éloquents, le sens passe cependant avant tout par des mots – celui de Cambronne et d’autres. La plus belle part est ici clairement dévolue à la parole, dont le film illustre tout l’éventail de possibilités : avec la parole, l’on peut choquer, séduire et dominer ; la parole est indéfectiblement liée à l’autorité, au pouvoir et à la sexualité. L’on peut, à ce propos, laisser parler l’auteur lui-même : « Rien ne peut se produire dans la réalité (…) avant que le langage (les mots, la parole, le fait de dire) ne soit au préalable passé par là. » Ce « petit » film d’une trentaine de minutes qu’on pourrait avoir tendance à considérer comme mineur nous dit donc en fait bien long sur son auteur et l’œuvre de ce dernier.
Ce statut d’homme de lettres et d’auteur est perceptible, déjà, à l’aune du générique. De manière significative, Serge Sandberg – producteur du film – « présente », comme nous l’indique un carton (de 0’34 à 0’39), une « comédie en un acte et un vers ». Il n’est pas question, ici, de cinéma ; et l’on ne nous parle pas d’un « film de Sacha Guitry ».
A travers déjà donc la seule appellation « comédie en un acte et un vers », le souvenir de la pièce signée et jouée la même année est d’emblée convoqué, la prééminence du texte écrit exhibée – et ce dès les trente premières secondes du générique de début. Rien que cette présentation montre qu’ici le cinéma s’inféode à l’écrit et au théâtre, et se trouve presque réduit, pourrait-on dire, à sa fonction utilitaire d’enregistreur – même si, comme le montre judicieusement Carole Desbarats dans l’article qu’elle consacre au film, les images parlent également, parfois, avec éclat et force, dans ce moyen métrage de trente-trois minutes. Desbarats cite notamment à ce propos les plans rapprochés qui isolent la servante coquine, filoute et (presque) muette interprétée par Jacqueline Delubac, alors l’épouse de Guitry, et qui suggèrent assez explicitement – en rehaussant la beauté et la juvénilité de la domestique, opposée à la vieille Mme Cambronne alias Marguerite Moréno et à la grossière préfète jouée par Pauline Carton – la relation adultérine entre Cambronne et sa bonne. A ce générique s’ajoute en outre un prologue qui, lui aussi, se révèle particulièrement éloquent pour illustrer ce statut d’ « auteur » auquel, semble-t-il, Sacha Guitry souhaiterait qu’on l’associe en priorité. Notons tout d’abord qu’il se met en scène en train d’écrire. Le premier plan succédant au générique est un plan rapproché et métonymique sur sa main droite écrivant le titre du film – de manière à suggérer, de façon cocasse, le fameux « mot » de Cambronne : « M…DE ». Pourquoi métonymique ? Parce qu’encore une fois Sacha Guitry se conçoit avant tout comme auteur et se présente ainsi très consciemment à son public. A 2’24 on le voit très clairement dans une posture d’écrivain délibérément fabriquée. Cela frise d’ailleurs presque la caricature : plume, bureau, lunettes, tout l’ « attirail » y est !
Durant tout ce prologue en fait – de 2’24 à 4’52 -, la littérature et l’écriture sont convoquées avec grand bruit. « Cette petite comédie est ma centième comédie » déclare ainsi l’auteur, qui se place éloquemment sous l’égide de celui qui lui aurait soufflé l’argument de cette « comédie en un acte et en vers », Edmond Rostand – donc pas un cinéaste, mais bien « un homme de lettres et d’esprit ». Le maître de la comédie française classique est lui aussi cité, ici indirectement – par le biais du Misanthrope (1666), présenté comme modèle indépassable -, mais un peu plus tard explicitement, dans la bouche de la préfète interprétée par Pauline Carton : « Et s’il vous plaît d’être battue, comme disait Molière, au fond c’est votre droit. »
Enfin ce prologue affiche une qualité de langage, une maîtrise impeccable du français – d’où résulte, par contraste avec la vulgarité du « mot » dont il est question, une grande part de la drôlerie du film – que l’on retrouvera jusqu’à la fin : usage du vers d’abord – annoncé à deux reprises successives avant le début proprement dit -, mais aussi d’un vocabulaire châtié et de temps rares et très « littéraires », comme le subjonctif du plus-que-parfait ou le subjonctif imparfait : « O j’eusse cent fois préféré n’en faire qu’une et que ce fût le Misanthrope, tiens, pardi », ou « ce petit acte, je l’ai fait, il était temps que je le fisse. »
N’oublions pas de le souligner : c’était tout de même une sacrée gageure que de consacrer tout un film à un « simple » mot ! On peut, en effet, d’abord être sceptique ; le film tiendra-t-il sur ce sujet somme toute assez maigre – l’épouse de Cambronne voulant à tout prix connaître le mot que celui-ci aurait prononcé sur le champ de bataille à Waterloo, en se voyant contraint de se rendre ? Eh oui il se trouve qu’il arrive à broder, tout du long, autour de ce fameux « mot ».
Tout le « suspense » – si l’on peut dire – du film consiste en fait à différer le plus possible l’apparition de ce mot dans le film, à force de périphrases et d’euphémismes linguistiques : on trouve par exemple le mot « mot » quarante-huit fois, Cambronne étant bien décidé à ne pas le révéler lui-même à son épouse…
Par le grand mystère qui lui est octroyé et l’effet de « suspense » qui lui est associé, le mot devient presque un personnage à part entière – le titre, d’ailleurs, en atteste. Il acquiert des proportions inouïes, dire devenant ainsi un enjeu de haute taille. Dans les dernières répliques entre Cambronne et son épouse, le mot devient d’ailleurs même un actant, par le biais d’une personnification marquante :
– Ouf ! Le voilà ! (…)
– C’est lui ?
– Mais oui, c’est lui, c’est ce mot triomphant. »
Profitant de cette occasion – de faire un film dont le sujet même est le langage -, Sacha Guitry en profite de plus, en bon virtuose des mots qu’il est, pour les collectionner. Les jeux de langage en effet ici abondent, sollicitant sans cesse l’esprit. A titre d’exemple, à propos des toiles d’araignées, Mary Cambronne déclare à sa bonne : « si ça fait charmant dans les charmilles, ça fait sale dans les salons. » Lorsque la préfète arrive pour les gâteaux ramollis et les rafraîchissements bouillants, s’ensuit tout un jeu sur « mots » et « maux ». Ici, donc, des paronomases, puis là une antanaclase… Monsieur Sacha Guitry a consciencieusement révisé ses tropes. Le parti-pris semble en somme de prime abord assez anti-cinématographique : pas d’action, pas de mouvement, et juste un flux de parole en continu. Le cinéma reste néanmoins bien présent. Carole Desbarats en parle bien, en évoquant les plans rapprochés dévolus à Jacqueline Delubac : « Tout les isole ; d’abord leur valeur, puisque le gros plan est rare chez Guitry ; ensuite la lumière qui les nimbe doucement et ménage une auréole d’ombre à cette belle femme alors que, justement, toutes les autres scènes sont crûment éclairées ; enfin la mutité du personnage représenté (…). » La joliesse de Delubac mise en valeur par le gros plan, la lumière, l’effet de coupe, et, oui, s’il fallait une confirmation, la voilà : on est bien au cinéma.
Sources : – Conférence de Sacha Guitry intitulée « Pour le théâtre et contre le cinéma », septembre 1932 à mars 1933.
– Cahiers du cinéma, « L’homme qui aimait les mots », Charles Tesson, numéro 471, septembre 1993, p. 85.
– Sacha Guitry, cinéaste, Philippe Arnaud (dir.), Editions du Festival international du Film de Locarno, 1993, 314 p., « Le Mot de Cambronne », article de Carole Desbarats, pages 178 à 180.