Le Garde du corps (Yojimbo)

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Il y a un véritable malentendu Yojimbo. Malentendu originel, lié à ses ascendances diverses. Malentendu volontiers entretenu par la critique internationale, qui a vu en ce film un patron du cinéma de genre européen. Que seraient devenus Kurosawa et son Yojimbo si Leone n’était pas passé par là, vampirisant la matière cinématographique produite par le […]

Il y a un véritable malentendu Yojimbo. Malentendu originel, lié à ses ascendances diverses. Malentendu volontiers entretenu par la critique internationale, qui a vu en ce film un patron du cinéma de genre européen. Que seraient devenus Kurosawa et son Yojimbo si Leone n’était pas passé par là, vampirisant la matière cinématographique produite par le japonais ? (le premier volet de la fameuse trilogie des « Dollars », Pour une poignée de dollars, est un remake plus ou moins avoué du film de Kurosawa auquel il emprunte la quasi-totalité de sa structure narrative). Leone n’a pas tout de suite cherché à reconnaître son père, mais lui rendit justice lorsque l’affaire fut révélée. Peut-être aurait-il connu un destin moins flamboyant, peut-être serait-il également passé moins volontiers au travers des yeux de tant de spectateurs. Peu importe. Les générations passent et, progressivement, débarrasse la pellicule des encombrants appareils théoriques construits autour d’elle. Yojimbo est donc bien un film de Kurosawa, non un patron prophétique du western européen. Si les démarches leonienne et kurosawaïenne se rejoignent (remettre en question le modèle héroïque local en lui appliquant un traitement formel révolutionnaire), la comparaison s’arrête là. Kurosawa est un humaniste, Leone un nihiliste. Surtout, Yojimbo est le jalon central dans l’évolution de la vision héroïque du japonais.

Avant de se lancer dans le film, il faut comprendre une chose : Kurosawa, par sa formation et par son statut dans l’industrie, est un cinéaste de genre. Son drame étant sans doute de n’avoir jamais pu l’être autant qu’il le souhaitait. Yojimbo est donc, comme Les Sept Samouraïs, un « chambara » de facture plutôt classique. Un Rônin (un samouraï sans maître, défroqué, vivant en vagabond et au gré des contrats plus ou moins légaux qu’on lui soumet. Ici, beaucoup identifie le Rônin de Yojimbo à celui de Sanjuro, film suivant de Kurosawa ; dans les faits, rien ne permet de le croire, le bougre, il n’a aucun nom) suit sa route de misère dans un Japon agricole, sale et particulièrement austère. Il se retrouve dans un village où deux clans se livrent une lutte fratricide. Opportuniste, vénal, le Rônin se livre à un complexe jeu d’alliance, avant d’en faire les frais puis de se venger dans un final des plus sanglants.

Formellement, le film s’appuie sur les constantes établies par Kurosawa depuis ses premiers films : un héros volontairement bestial, sale et totalement amoral. Il suit le rythme de ses instincts, ne réfléchit qu’accessoirement à la légitimité de ses actes. Un authentique salopard sans foi, ni loi, particulièrement doué dans le maniement des armes. L’originalité du récit se trouve dans le choix du huis clos et de l’interaction spectaculaire. Chaque villageois est à son tour regardant, puis sujet de regard, le Rônin servant d’intermédiaire, de centre d’attraction, de tiers qui distribue la donne à chaque tour. Ce dispositif de déplacement subjectif atteint son paroxysme lors de l’arrivée de Yojimbo en ville et de la première confrontation entre les deux bandes. Le système de face-à-face et de relativité des points de vue est alors brillamment par un savant jeu de chevauchement d’espace.

On ne le remarque pas assez souvent, mais le cinéma de Kurosawa est une œuvre de conflit, qui ne s’accomplit qu’au travers d’un choc, aussi violent et injuste soit-il. Dans Yojimbo tout est affaire de conflits : la guerre de clans qui mine le village, le choc entre un genre proprement japonais (le « chambara ») et un autre européen (le western), la guerre intérieure que se livre le héros du film. Dans ce contexte d’extrême tension entre les différents éléments esthétiques du film (cadre, corps, montage, etc.) il est plus que légitime que le récit se délivre dans un combat final d’une rare violence, des raies de sang barrant le sol sablonneux et les diagonales du cadre.

Ici, comme dans tout autre film kurosawaïen, le conflit entre deux cultures est vécu sur le mode du déchirement. Pour vaincre l’ennemi, « Yojimbo » doit se résoudre à ne plus agir selon une logique rationnelle et ainsi venger son honneur en se laissant aller à une certaine forme de brutalité, de geste primitive, caractéristique du guerrier japonais tel que le représente Kurosawa. Croire à la raison, au contrat social liant les hommes est difficile lorsque chaque jour votre corps vous rappelle à une sorte de nature féodale, primitive.

De la même façon, et par extension, le film illustre une double attirance pour le western classique américain (le huis clos filmique et le caractère désertique du village renforce ce sentiment) et le « chambara » classique (les héros et l’imaginaire du film sont proprement japonais). Comment la nation japonaise peut-elle arriver à surpasser ces vieux démons, intégrer le modernisme sans perdre les vertus de sa tradition philosophique ? Éternelle question, laissée sans réponse par le cinéma de Kurosawa. Nécessaire moteur de son cinéma, dont Yojimbo reste paradoxalement le versant le plus ludique et le plus noir.


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