Cinéphile autant que cinéaste De Palma, hanté par les figures hitchcockiennes, redéfinit à travers Obsession, Pulsions et Body Double, la place du spectateur.
« J’ai utilisé quelques-unes de ses histoires, repris quelques-uns de ses personnages. Ses idées étaient simplement les meilleures. Hitchcock reste pour moi l’artiste fondateur du genre. » (Les Mille Yeux de Brian De Palma, interview par Luc Lagier)
Avant de faire l’amour, une jeune fille lascive traine autour d’une étagère remplie de bouquins. Elle en choisit un et commence à le feuilleter, distraite. Le livre est la rencontre Hitchcock/Truffaut, le film est Greetings (1968), le deuxième long métrage de Brian de Palma. Clin d’œil direct, cette référence à Hitchcock, cette envie de poser sur pellicule son admiration pour le maître, d’affirmer une filiation, marque le point de départ de sa filmographie. Comme si toutes les images qui allaient naître de cette scène anodine, de cet œil cinéphile et qui sont le cinéma de De Palma, devaient également leur vie au père de Psychose (1960). Sa filmographie entière en est hantée mais plus particulièrement de Sœurs de Sang (1973) à Body Double (1984), quasiment tous les films du cinéaste américain se présentent comme des variations des thèmes d’Hitchock. Isolant ses figures, les faisant vivre hors des mécanismes narratifs à la manière de dispositifs formels, mais les utilisant également pour donner vie à une réelle réflexion sur le processus créatif, sur le cinéma. Accusée de plagiat, l’œuvre en miroir de De Palma durant cette dizaine d’années, œuvre du simulacre, œuvre du voyeurisme, se pose en vérité les mêmes questions que d’autres films majeurs de cinéastes contemporains comme Vidéodrome (1983) de Cronenberg ou La valse des pantins (1983) de Scorsese. Désir, fantasme, vrai et faux, vérités et trucages, qu’est ce que le réel? Où est la place du spectateur?
Obsession (1976) : vertige
Ayant vu sa femme mourir faute d’avoir payé la rançon exigée par leurs kidnappeurs, Michael Courtland, homme d’affaires américain, rencontre un jour en Italie une femme lui ressemblant comme deux gouttes d’eau. Malgré les avertissements de son entourage, il y voit une seconde chance qu’il ne veut pas laisser passer. Au risque de réveiller un passé douloureux…
Obsession se veut une copie parfaite de Sueurs froides (1958). L’obsession d’un veuf pour l’image immortelle de sa femme défunte, la culpabilité qui ronge, les manipulations qui font tourner les têtes, le rythme cyclique de l’intrigue… Paul Schrader au scénario, fou de Sueurs Froides comme l’était De Palma, Bernard Herrmann à la musique, les grandes lignes du film d’Hitchcock se devaient d’être au cœur d’Obsession. Pourtant, bien que la construction du film se calque parfaitement sur celle de son ainé, ce que l’on retient principalement c’est moins le brio de l’écriture que l’ambiance générale qui s’en dégage. L’atmosphère étrange qui vit dans ce film par l’image et qui vient hanter le spectateur de la même façon que les fantômes viennent hanter Michael Courtland (Cliff Robertson). En réalisant Obsession, De Palma ne cherche pas le remake, mais construit sur ses souvenirs du film d’Hitchcock sa propre vision de Sueurs Froides. Scottie (James Stewart) dans ce dernier, manipule Judy (Kim Novak) pour qu’elle redevienne Madeleine, la femme qu’il a aimée, morte par sa faute. Pour cela, il utilise les souvenirs qu’il a d’elle, cette mémoire des images. Michael Courtland ne peut faire de même dans Obsession car De Palma ne cesse de le répéter : les images sont trop fortes et gagneront toujours. Ainsi, quand Michael rencontre Sandra (Geneviève Bujold), sosie de sa femme Elisabeth, il ne peut la modeler selon son souhait. C’est elle qui prendra le dessus et forcement elle qui le manipulera. Vainement, il ne peut que capturer son image en la photographiant, impuissant.
Avec Obsession, De Palma spectateur joue avec ses souvenirs du film d’Hitchcock et avec les notres pour créer autre chose. Construire sur les vestiges du passé une œuvre nouvelle, moderne. Michael devient alors spectateur de ce qu’il vit et les spectateurs, acteurs de ce qu’ils regardent à travers le même traumatisme. Le traumatisme de la redite, du déjà-vu. De Palma, à la manière d’Hitchock, redonne une deuxième chance à son personnage et lui fait revivre l’instant traumatisant : la mort de la femme qu’il aime. Pour cela, il choisit de filmer les mêmes plans que ceux proposés une heure plus tôt, les mêmes lieux, les mêmes actions et oblige le spectateur et Michael à s’y confronter à nouveau. Cette manipulation mettant réalisateur, acteur et spectateur sur le même niveau, c’est à dire tous les trois dirigés par des images passées redondantes, provoque un vertige suffoquant. Les souvenirs s’entrechoquent alors. Celui d’une femme errant dans une maison habité par un fantôme dans Obsession comme elle y erre également dans Rebecca (1940) ; la démence finale de Blow-Out (1981) où un cri strident peut être soit bruitage de film dé série Z ou traumatisme d’une vie passée ; la claustrophobie du Jack de Body Double (1984) comme le vertige de Scottie dans Sueurs Froides, manipulation de réalisateur, traumatisme qui se répète pour le spectateur ; dix minutes suffoquantes passées dans le musée de Pulsions (1980) avec le souvenir de Kim Novak… Si De Palma construit Obsession sur un passé encore fumant il ne débouche pas à une impasse ni à un décalque. Si le travelling circulaire de Sueurs Froides entre Kim Novak et James Stewart termine son film, Michael Courtland n’y étreint plus un fantôme, un souvenir. C’est tenant la vie dans ses bras qu’il devra désormais avancer, le passé ne brouillant désormais plus l’image mais se trouvant bien derrière lui. Le jeu outré de Cliff Robertson donne pourtant une indication : après tout ça, le vertige reste.
Pulsions (1980): apparences
Une jeune femme à la vie sexuelle perturbée consulte un psychiatre. A la suite de cette entrevue, elle passe la nuit avec un inconnu rencontré dans un musée. Le lendemain, elle se fait assassiner par une mystérieuse blonde. Une call-girl qui a assisté au drame est traquée par la meurtrière…
Body Double tout comme Blow-Out débute comme un film d’horreur traditionnel. Décors cheaps, actrices dévêtues, maquillage approximatif il faut qu’un « Coupez ! » vienne interrompre le film dans le film pour faire apparaître un contrechamp révélateur : tout ça n’est que du chiqué. Avec Pulsions, De Palma louche vers Psychose et y trouve un certain rythme, une construction de récit et un tueur. Il peut également mettre en scène la célèbre scène de la douche a deux reprises dont une déplacée avec brio dans un ascenseur et ainsi continuer à construire un cinéma moderne sur un passé qu’il a en commun avec le spectateur. Mais en grimant son tueur comme Norman Bates, De Palma amorce également les contrechamps de Body Double et Blow-Out. La perruque est grossière, le déguisement évident : là-dessous tout est faux. Tout comme l’apparition hystérique finale de Madame Norman Bates à la fin de Psychose: « Alors ce n’était que ça… ». Derrière les scènes de violence stridentes, les plans agressifs et le montage au couteau, il n’y avait qu’un homme, passablement déguisé, pathétique. Cette figure grossière, on la rencontre à plusieurs reprises au détour d’un plan dans Pulsions. Le tueur n’est pas caché et s’offre à nous comme pour gâcher volontairement la chute du film. Pour la raison que la chute, la révélation, n’a que très peu d’importance. « Nous voici revenus à notre alternative : suspense ou surprise? » (Hitchcock à propos de la révélation arrivant trop rapidement selon les producteur de Sueurs Froides; Hitchcock/Truffaut). Si De Palma nous invite à découvrir le tueur bien avant que le fassent ses personnages, c’est pour nous donner une avance par rapport à eux autour de laquelle s’organise tout le suspense du film. La question n’est plus de savoir qui est le tueur, mais quand se rendront-ils compte que c’est lui?
Le même principe fait vivre Blow-Out et ses trente dernières minutes infernales ou encore l’Indien de Body Double. Ce dernier n’a pas d’identité, il n’est qu’une figure, un masque. Si l’on gratte en surface, apparaît alors un visage connu, le copain du héros, grossièrement dissimulé. Il n’y a aucune surprise car petit à petit, le masque s’était déjà désagrégé de lui-même. C’est donc lui le tueur mais peu importe. Toutes ses figures ne sont là que pour donner naissance à autre chose. Body Double n’est que l’histoire d’un homme désespérément seul se faisant tromper encore et encore par sa femme, ses amis. L’enlèvement des premières minutes d’Obsession n’est qu’un prétexte permettant de filmer un homme luttant avec des fantômes. Le meurtre de Pulsions lui n’existe que pour donner vie à Liz Blake (Nancy Allen), prostituée magnifique qui éclairera de sa modernité un film jusqu’ici affadi par le traitement volontairement poussiéreux fait d’Angie Dickinson. Qu’y a t-il dans les mallettes d’Obsession, sous la perruque de la voisine de Body Double, dans les carnets du psychiatre de Pulsions? Aucune importance car tout n’est que poudre aux yeux, simulacre. Lorsque le tueur de Pulsions est arrêté et placé dans un asile, il arrive à s’échapper et revient chez l’héroïne pour se venger. La belle est forcément sous la douche, se fait égorger dans sa salle de bain et se réveille dans son lit : tout cela n’était qu’un rêve, qu’apparences. A la manière du final de Carrie (1976) la menace a disparu mais l’image, même fausse (car rêvée), est bien toujours là. On retourne alors à Obsession et à ses souvenirs persistants. Bien que mortes, imaginées, simulées, construites de toutes pièces, ces figures sont là et nous habitent.
Body Double (1984): voyeurisme
Jack, jeune comédien au chômage souffrant de claustrophobie, occupe pendant quelque temps l’appartement d’un ami. Profitant de la vue panoramique, il observe sa charmante voisine, Gloria, dont il ne tarde pas à devenir fou amoureux. A force de l’épier, il assiste un jour à l’assassinat de la jeune femme…
« Je parie que neuf personnes sur dix, si elles voient de l’autre côté de la cour une femme qui se déshabille avant d’aller se coucher, ou simplement un homme qui fait du rangement dans sa chambre, ne pourront s’empêcher de regarder. Elles pourraient détourner le regard en disant « Cela ne me concerne pas », elles pourraient fermer leurs volets, eh bien! elles ne le feront pas, elles s’attarderont pour regarder » (Hitchcock/Truffaut). Une longue-vue se cachait déjà dans le bureau de Michael Courtland en haut du building d’Obsession, une voisine était témoin d’un meurtre dans Sœurs de Sang, John Travolta s’amusait à espionner deux amoureux sur un pont de Blow-Out... De Palma ici, sans citer directement Fenêtre sur cour (1954) aime mettre en scène cette image du curieux, du voyeur qui forcément accède à ce qu’il ne devrait jamais voir. Autour de cette figure s’articule alors le récit. Comme si ses personnages faisaient un pas de côté et devenaient témoins de ce qu’il se passait à l’écran, comme spectateurs. De curiosité il est également bien question dans Body Double quand chaque soir Jack (Craig Wasson) regarde avec une longue-vue sa voisine faire un strip-tease pour lui. A la même heure, la même scène, comme un programme de télévision banal (quand les strip-tease prendront fin, Jack n’aura d’ailleurs pas d’autres choix que d’allumer sa TV). A la manière de James Stewart à sa fenêtre, cette curiosité, ce voyeurisme deviennent très rapidement addiction, et perversion. Quand Janet Leigh se déshabille dans Psychose, nous ne sommes pas les seuls à l’espionner. Nous sommes accompagnés de Norman Bates qui nous renvoie cette image déplaisante de voyeur. L’œil grand ouvert de la morte quelques minutes plus tard nous renvoyant encore cette culpabilité: « Pourquoi n’avez vous rien fait ? ». Body Double donne l’occasion au spectateur, à Jack, d’intervenir. Espionnant sa voisine comme chaque soir, il voit qu’un cambrioleur est présent dans sa maison. La figure est grotesque et son arme, une chignole électrique, est forcement disproportionnée et fausse, un simple accessoire de cinéma. Après quelques instants où il attend passivement la suite de la scène, Jack décide d’appeler sa voisine pour l’avertir. Le téléphone est dans la même pièce que le tueur, la femme décroche et se fait étrangler avec les fils du téléphone. Comme John Travolta dans Blow-Out, spectateur sans image du meurtre de Nancy Allen, ou le gamin regardant aux jumelles la fenêtre du cabinet du psy de Pulsions, Jack a beau se démener, il restera impuissant.
Témoin d’un meurtre, témoin d’un strip-tease, d’une scène de sexe (quand en 1974 Winslow espionne Swan sur son lit dans Phantom of the Paradise), De Palma ne fait aucune différence. Comme dans Vidéodrome, cinéma horrifique et pornographie sont intimement liés. La même curiosité peut nous amener à rechercher ces images. C’est la raison qui voit Jack devenir si facilement acteur de films pornographiques, lui qu’on n’avait alors jusque là vu que dans un film d’épouvante de série B. De Palma transforme l’objet sexuel comme Hitchcock l’avait fait avec Psychose. Janet Leigh se déshabille et s’offre à nous comme à Norman, nue ; puis elle meurt sous ses coups de couteau, son corps détruit. La tension, l’excitation que l’image nous propose est la même. Angie Dickinson sous sa douche dans Pulsions et se faisant par la suite assassiner dans un ascenseur est traitée par De Palma de la même manière. Comme un objet sexuel mis à nu, décharné. Cela reste supportable car au contraire des snuff movies de Vidéodrome, le spectateur sait, ou croit savoir. Il se souvient des perruques grossières, des gimmicks, des maquillages de cinéma. Tout cela est faux. Janet Leigh dans la scène de la douche de Psychose n’a joué que les scènes de gros plans. Dans les plans trop osés d’Hitchcock, un « body double » l’a remplacée. Quand vient le générique de fin de Body Double, Jack a retrouvé son rôle de vampire de série B. Il est sous une douche et s’apprête à mordre au cou une jeune fille se donnant à lui. « Coupez ! ». L’actrice s’en va et laisse sa place à un « body double » aux seins sans doute plus à même de passer à l’écran. « Action ! ». Gros plan sur une poitrine se faisant caresser par les mains du vampire Jack. Il la mord. Du sang coule entre ses seins et le générique défile. Tout est faux mais nous continuons de regarder.
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