« Le travail vise à embraser les contradictions » (Karl Marx)
Métaphore de la castration au travail répétitif
Le film met à nu les forces de la solidarité ouvrière, les pièges du sectarisme et les pressions exercées sur l’individu au coeur d’une féroce lutte des classes. Il reflète un climat sociopolitique agité de conflictualités permanentes: manifestations, grèves, actions terroristes, répression policière, récession économique et, par-dessus tout, un militantisme radical exacerbé sur le front des étudiants. Ce sont les ouvriers rivés à leur ligne d’assemblage de pièces mécaniques qui lui confèrent cependant toute sa signification. Brûlot revendicatif, il capture l’ère de turbulence politique qui suit l’automne 1969 en Italie et qui fait sourdement écho à mai 1968 en France actant la répression étatique, le soulèvement du nihilisme social, le capitalisme spéculatif, la robotisation accélérée de l’outil de production et surtout l’avènement de la phase initiale des années de plomb qui s’amplifieront jusque dans les années 80.
Palme d’or à Cannes en 1972 ex-aequo avec L’affaire Mattei de Francesco Rosi, la classe ouvrière va au paradis relate l’itinéraire contrarié d’un tourneur, Ludovico dit « Lulu » Massa (Gian Maria Volonte), figure caricaturale, controversée en ses propres rangs, dans l’enceinte d’une usine métallurgique en Lombardie. L’atelier de l’unité de production est entrevu comme un lieu carcéral claustrophobe où l’ouvrier est littéralement lobotomisé par les cadences que lui impose la direction. Elio Petri tournera en partie dans ce cadre d’usine métallurgique occupée par son personnel.
Le stakhanovisme forcené que s’impose Lulu à produire sans relâche des cylindres mécaniques usinés à la chaîne dont il ignore la finalité est une pure aberration.
Gian Maria Volonte imprime un relief particulier à ce personnage déclassé « hors normes. Egoïste, sectaire, brutalement sexiste, intolérant et suant de vulgarité, il s’honore d’exploser les quotas de production. Son rendement frénétique renvoie sans ambiguïté aux Temps modernesde Charlie Chaplin. L’adrénaline que Lulu fournit à son poste de travail impacte jusqu’à son intimité familiale et de couple; interrogeant sur l’inanité d’une vie de travail entièrement soumise au seul diktat de production du patronat. En même temps, son individualisme rugueux et truculent peut difficilement s’accommoder d’une quelconque idéologie. Alors que le film ne cesse de déverser dans l’espace de l’usine une revendication idéologique à travers les mégaphones des syndicalistes et des activistes étudiants, Lulu reste aphone aux objurgations.
La réflexion soulevée par ce film prophétique est exclusivement politique. En butte aux faveurs des travailleurs de l’usine, deux bords se combattent, deux voies divergentes d’entendement de la lutte de classe politique. D’un côté, la frange extrémiste et maximaliste représentée par les activistes étudiants sacrifie l’individu sur l’autel du bien-être de classe. De l’autre, les forces modérées réformistes représentées par les syndicats, perçus comme des valets du pouvoir par les étudiants, visent à obtenir pied à pied des améliorations graduelles pour les ouvriers à travers un marchandage avec les dirigeants. L’usine est appréhendée comme une arène politique irriguée par des intérêts catégoriels de nature diverse et contradictoire. L’intention du patronat, quant à lui, est de mater la contestation à l’intérieur de l’usine et diviser pour mieux fissurer la solidité du bloc ouvrier.
Il est fait la démonstration dans le film que les usines exploitent la main d’oeuvre laborieuse mais aussi que les syndicats et la mouvance radicale des étudiants mobilisés échouent à mettre en pratique leurs solutions utopistes qu’ils offrent en théorie. « Pièce » maîtresse dans ce processus de productivité, Volonte exprime une relation malsaine avec son travail. Il retire de la fierté de son habileté alors même que son surmenage exerce une emprise sur son corps. Son addiction autodestructrice au travail est utilisée comme la toise à laquelle est mesuré le rendement de ses collègues. Il sera renvoyé puis réintégré en désespoir de cause dans l’unité de production du fait de son destin borné.
Métamorphose identitaire de l’ouvrier stakhanoviste
Emblématique de l’asservissement de la classe ouvrière au monopole de la classe du capital, Lulu Massa est érigé en travailleur modèle pour l’émulation de l’ensemble de la ligne d’assemblage; ce qui lui vaut l’aversion de ses collègues. Dans son labeur effréné, la perte inopinée d’un doigt broyé par la machine l’entraîne à infléchir sa perspective de vie et à côtoyer les cercles extrémistes estudiantins pour qui il devient un étendard. A l’intérieur de l’usine, une lutte pour le pouvoir s’organise entre les patrons, les ingénieurs et les contremaîtres parmi les cadres moyens comme les pointeaux qui supervisent les temps de production et le flux tendu des pièces à produire au point d’exhorter Lulu à augmenter encore sa cadence de production. Il devient un homme impuissant à satisfaire sa femme Lydia ( Mariangelo Melato) , coiffeuse réactionnaire et paranoïaque, du seul fait que toute son énergie vitale est consumée dans l’usinage des pièces métalliques. Il retrouvera un semblant de désir et une renaissance existentielle au contact d’une collègue , Adalgisa Tati (Mietta Albertini) à qui il ôte sa virginité presqu’à son corps défendant. L’adrénaline qu’exige la productivité tient lieu ici de substitut sexuel. Tandis qu’ils entrent matinalement dans l’enceinte de l’usine, les ouvriers sont accueillis par une voix à travers un mégaphone les exhortant à traiter leur machine avec tous les égards.
Entérinant une culture consumériste moutonnière, Elio Petri brosse un panorama très très sombre de la classe ouvrière avant l’introduction massive de l’automatisation (productique) et le néolibéralisme hyper sauvage qui s’ensuivront. Aliéné et pris dans l’engrenage déshumanisant de son propre outil de travail, l’ouvrier est converti en un appendice de la machine implacable à laquelle il est rivé; taillable et corvéable à merci. Le cinéaste filme ce point de basculement où le travailleur, sommé de répondre aux cadences infernales, est réifié. Partant, il ne fait pas mystère de son engagement à la cause marxiste et débusque toutes les déviances d’un contrat social qui tend à inférer l’idée que jusqu’à ce que le capitalisme soit lui-même aboli, il y aura toujours des exploitants et des exploités.
Visionnaire, Petri fait l’amer constat d’une impasse existentielle pour l’ouvrier à la chaîne, devenu le jouet de revendications qui dépassent son statut. Il n’entrevoit pas d’issue favorable et instille le doute et la réflexion sur un système de production gangrené de l’intérieur.
La classe ouvrière va au paradis ressort en version remasterisée 4K sous la supervision du distributeur Tamasa.