Kinatay

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Le monde est cruel. Cette prise de conscience faite, pas moyen d’y échapper, on devient complice, raconte le réalisateur de l’archipel asiatique, Brillante Mendoza, dans son nouveau film.

C’est l’histoire de Peping (joué par le formidable Coco Martin), un jeune étudiant en criminologie qui, afin de payer ses dettes, le jour même de son mariage, accepte de participer à une affaire concernant un gang de mafiosi. L’action se passe dans la capitale des Philippines, Manille, une ville surpeuplée, pleine de couleurs, de soleil et donc de vie… mais aussi de dangers. Tout se mélange, bouillonne dans un brouhaha quotidien où chacun connaît sa place.

Dans un monde contemporain de technologies et de communications, les individus s’«entre-manipulent ». Avec un simple numéro de téléphone : on s’appelle, s’envoie des SMS, vend et achète. De la même façon, le réalisateur nous tend un réseau d’indices d’une cruauté ironique, dans une colorimétrie chaude, presque jubilatoire des supports (deux formats ont été choisis : la pellicule 35mm pour les séquences de jour et la vidéo pour les séquences de nuit, afin de souligner le contraste). 

La proximité d’événements divers paraît tout à fait naturelle dans cette description de la ville, pourtant cruelle, ironique et meurtrière. Dans un marché, une carcasse de coq se fait couper la tête, un homme suicidaire – Erwin – est perché sur un panneau publicitaire… puis nous sont montrées les noces collectives d’une vingtaine de couples. C’est l’esthétique d’une caméra à l’épaule, avec amorces parasites, mouvements saccadés, immédiateté documentaire…

Les personnages qui se précipitent pour célébrer leur mariage font leur chemin jusqu’au cabinet du juge numéro 207, José Buonaventura, celui qui vous souhaite une destinée heureuse et pourtant, brusquement, à la fin de la cérémonie, sent l’odeur du riz brûlé. L’angoisse rôde dans cette ville, à l’insu du spectateur.

Alors qu’une impression de s’approcher au plus près de la réalité se fait ressentir, la réalité devient soudain fiction, car surréelle. Au moment où les crépuscules du soleil jaune-rouge se fondent dans les ombres pâles grises de la nuit, on sait que ce n’est que le début de la fin. Dans l’espace confiné de la camionnette où les espérances de Peping de rembourser les dettes du mariage se bousculent avec les mauvaises intentions des gangsters, une chanson à la radio nous promet « une fin qui n’en finit pas ».

Toujours dans la même fourgonnette qui s’éloigne de la ville, après de nombreux coups, la prostituée, kidnappée à la sortie d’une boite de  strip-tease, semble déjà morte sur le siège arrière. En plans très découpés, se manifestent les différents états d’âme parcourant le visage de Peping, à l’instar des panneaux qui, sur le bas-côté de la route, ricanent : « Jésus est la voie, la vie, la vérité » . La camionnette avance lentement, profitant de chaque minute de silence passée. Le bruit du moteur se fond avec le chaos des voitures qui l’entourent et le bruissement des basses de la musique, qui ressemble plus à un subtil bruitage angoissant. 

On s’attendait à ce que cette fourgonnette nous mène jusqu’en enfer – cette route vide et sombre, sans âme, qui fait sursauter  le véhicule en roulant sur des morceaux de corps jetés-là. Pourtant, Peping baigne encore dans l’espoir tout « jamesbondesque »  que peut-être une chance sera donnée à la prostituée. Pourra-t-elle s’échapper, et lui, trouvera-t-il une occasion de s’eclipser ? Une illusion s’écroule et plonge avec celle du spectateur dans une scène sanguinolente. Kinatay veut dire « massacre », en philippin. Le retour à l’innocence ne sera plus possible.

Plus tôt, ce même jour, Peping apprennais dans une leçon  de criminologie : « que fait-on quand on trouve une victime sur un lit baignant dans son sang ?» On observe à distance, sans un mot, avec l’horreur dans les yeux, puis place les morceaux dans des sacs poubelles. Dans cet hangar isolé, la théorie est bien loin. Notre incapacité à agir face à l’écran est renforcée par l’impuissance de Peping, mais celle pour Mendoza est égale au consentement.

Dans un monde de ténèbres, le corps « déjà plus aussi sexy » d’une prostituée arnaqueuse et droguée n’a plus de valeur. « Business is business », explique le chef du gang, confirmant que la vie ne se réduit qu’à sa valeur marchande. Ils découpent la chair sans complexes, sans cacher une certaine satisfaction. Justiciers dans la ville, nettoyeurs des bas-fonds, ils éparpillent le corps sur la voie public en s’esclaffant : « On va encore faire la une de la presse ! » et se dépêchent d’aller jusqu’au premier restaurant pour rassasier leur faim.

Le lendemain matin, a-t-on encore le courage de se regarder dans un miroir ? « Je » ne vois plus le même « moi », « mes» yeux innocents ne pourront plus dire « qu’ils n’ont rien vu ». « Je » me lèverai, désormais, tous les matins, avec cette odeur gênante de riz brûlé. 

Ces scènes de jour, ainsi que celles de nuit, se déroulant aussi bien dans des grands espaces que d’autres plus exigus, ont valu à Brillante Mendoza un prix de la mise en scène parfaitement mérité, lors du dernier Festival de Cannes. Le film touche au plus profond de notre position face à une violence morbide, constitue une réflexion sur la valeur d’une vie humaine, dans une société contaminée par les médias et la consommation. Kinatay est une œuvre d’une grande puissance.

Titre original : Kinatay

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Durée : 110 mn


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