Parlons de votre parcours. Vous avez fait vos débuts dans le documentaire n’est-ce pas ?
Si on revient vraiment en arrière, j’ai en fait commencé par l’architecture ! J’ai fait deux ans d’études avant de laisser tomber pour me lancer dans la musique. A cette époque, j’ai eu une profonde crise personnelle : j’ignorais ce que je voulais faire de ma vie. Je me suis alors retrouvé à New-York, où je suis devenu membre d’un atelier de cinéma. Cette expérience a vraiment été enrichissante parce que cet atelier était fréquenté par toute la scène underground des années 70. C’était vraiment fantastique, j’ai pu m’y forger des influences qui étaient tout sauf orthodoxes. Les gens là-bas avaient des idées très libres et en même temps ils croyaient en quelque chose, ils avaient de fortes valeurs contre le cinéma commercial. Ils faisaient tous des films en 16 mm, et cherchaient un langage qui n’appartiendrait qu’à eux. Il me semble que cet endroit existe toujours : le Millenium Film Workshop de New-York. J’y ai fait mon premier film. Puis j’ai commencé un cycle autour des communautés indiennes. Je m’intéressais beaucoup à eux et aux rituels. Un de mes premiers documentaires était sur la cueillette du peyotl (un champignon hallucinogène utilisé lors des processions chamaniques, ndlr). Des années plus tard, j’ai réalisé mon premier long métrage, un documentaire à nouveau, sur Maria Salinas, une femme très célèbre à l’époque, pas seulement au Mexique. Elle a un peu démocratisé la pratique chamanique et s’est retrouvée en couverture de nombreux magazines. C’était la première fois qu’un de mes films avait droit à une sortie cinéma.
Comment en êtes-vous arrivé à l’histoire de Cabeza de Vaca ?
Je m’intéressais à un autre Espagnol : Gonzalo Guerrero. Un des premiers à découvrir la côte du Mexique, autour de 1510 si je me souviens bien. Son navire a échoué au large du Yucatan. Un autre conquistador m’intriguait également : Geronimo de Aguilar. Guerrero et lui ont tous deux passé plusieurs années avec les Mayas, avant l’arrivée de Cortés. Il a d’ailleurs pris contact avec eux lorsqu’il a accosté. Guerrero était marié à une princesse maya, il a été le premier à avoir des enfants mayas. Il a été mon inspiration principale, un cas vraiment intéressant. Il est mort en combattant les Espagnols, aux côtés des Mayas. Aguilar, lui, a rejoint Cortés. Comme il parlait maya, il est devenu traducteur. Cortés était un politicien très habile, machiavélique même. C’est en maîtrisant la langue qu’il a en partie conquis ce pays. Au Mexique, parler de Cortés nous rend schizophrènes. On le voit comme l’Espagnol qui a violé l’Indienne, le Père qui a violé la Nation. Mais il reste un fondateur de notre culture. C’est très difficile de séparer la part de Cortés qui existe en nous, en tant que Sud-Américains.
Pourquoi ce film ne s’est-il pas fait ?
Je voulais mettre l’histoire de Guerrero et celle de Aguilar en parallèle. Ils ont eu des comportements antagonistes malgré un parcours similaire. Mais ça posait beaucoup de problèmes, ça demandait une reconstitution longue et compliquée, d’autant que la culture maya est encore très prégnante chez nous. Il aurait fallu des moyens que je n’avais pas. L’histoire d’Alvar Nuñez est proche de la leur. A ceci près qu’il a été en contact avec des tribus bien moins civilisées, très pauvres. Donc, pas besoin de grande reconstitution ! Au lieu de dépenser tout un budget dans les costumes, je pouvais dénuder mes personnages (rires) ! Ce qui me plaisait aussi, c’est qu’on sait très peu de choses sur les Indiens rencontrés par Cabeza de Vaca. Lui-même a écrit son livre en se basant sur ses souvenirs, des années plus tard, livre qu’il adressait à son Roi. On suppose que certains événements ont été adoucis ou perdus. Beaucoup d’historiens ont essayé de retracer son voyage. Mais en dehors de cette aspect-là, c’est la dimension fantastique de son témoignage qui m’a frappé.
Il y avait de la place pour l’imagination ?
Je voulais faire le portrait d’un homme unique. Alvar Nuñez est un trésorier d’expédition devenu mystique. Il était très différent des autres conquistadors, il s’est retouvé dans la peau d’un sorcier, ce qui pouvait le mettre en danger vis-à-vis des Espagnols. Je voulais filmer le processus de son changement, reproduire directement certains épisodes du livre. Mais il n’était pas lui-même convaincu d’accomplir de réels miracles, même s’il était conscient de l’admiration que lui vouaient les Indiens. Et il avait des disciples : au lieu d’être à la tête d’une armée de soldats, il était le leader d’un groupe de gens malades, des caravanes d’Indiens marchaient avec lui. Ils le surnommaient le Fils du Soleil parce qu’il avançait toujours vers l’Ouest, comme s’il le pourchassait. Il gardait en fait l’espoir de retrouver des Espagnols. ça lui aura pris huit ans.
Est-ce pour ces raisons que vous avez choisi pour la première fois la forme de la fiction ?
Oui. J’avais déjà fait beaucoup de documentaires sur les Indiens, c’était une façon d’achever ce cycle. Et il y avait aussi un aspect autobiographique. Cabeza de Vaca dépeint mes propres relations avec les chamans ; ma conversion, si l’on peut dire, qui a eu lieu à une époque où très peu de gens s’intéressaient à ces histoires. Tout a commencé par ma rencontre avec Maria Salinas durant les années où j’étais encore musicien. Je ne m’intéressais pas au cinéma à ce moment. Je vivais avec les Indiens, échangeait mes expériences, mangeait du peyotl avec eux…
Le film a connu une gestation difficile si je ne me trompe…
Personne ne croyait à ce film ! Il était dans une situation vraiment délicate. Au Mexique, la plupart des films sont coproduits par l’Etat et par des producteurs indépendants. J’avais des producteurs privés très enthousiastes mais pour ce qui est du reste… C’était trop risqué, trop dingue. Le film a failli mourir. Et c’est d’ailleurs au moment où il était le plus mal en point qu’est arrivé le 500e anniversaire de la conquête du Mexique. L’Espagne a lancé toute une série de films qu’elle voulait coproduire avec le Mexique. Cabeza de Vaca est alors revenu à la vie ! Il était un des rares projets mexicains présentés aux Espagnols. C’était déjà un vieux projet, auquel j’avais consacré plusieurs années. Huit ans en fait. Ce qu’il a fallu à Alvar Nuñez pour traverser l’Amérique !
Aviez-vous eu l’intention de l’abandonner à un moment ?
J’ai vraiment cru par deux fois qu’il ne se ferait jamais. Je commençais à m’intéresser à d’autres projets lorsque l’Espagne l’a sauvé. C’est intéressant parce qu’il y a aussi dans ce film une idée de réconciliation entre nos deux pays. C’est au fond l’histoire de la naissance d’un homme nouveau : ni Européen, ni Indien.
Ni Indien, ni Européen, peut-on dire dans ce cas que Cabeza de Vaca fut le premier Sud-Américain ?
Presque ! Le tout premier était Gonzalo Guerrero. Mais oui, c’est cette idée en tout cas. Notre sang est Espagnol et Indien mais nous critiquons toujours soit l’un soit l’autre. Il y a aussi une certaine distorsion de l’Histoire du Mexique, distorsion qui a des origines politiques je pense. Les historiens se disputent là-dessus. Certains considèrent par exemple que Cortés a mené une insurrection indienne. Beaucoup d’Indiens étaient en colère contre l’Empire aztèque, les Espagnols se sont servis de ça pour les rassembler à leurs côtés et lancer la rébellion. L’Empire aztèque était un empire de terreur. Il faut comprendre qu’il n’y avait pas une nation à cette époque mais un ensemble très complexe de cultures différentes – et souvent antagonistes. Contrairement à ce qu’on pense, Cortés n’était pas qu’un tyran sanguinaire et un pilleur de richesses. Pour moi, il y a une ligne qui relie Guerrero, Cortés et Cabeza de Vaca. Ensemble, ils dessinent cette figure d’homme nouveau.
Au moment du tournage, avez-vous suivi le scénario pas à pas ?
Non, Cabeza de Vaca a souvent été improvisé. Il y avait une dimension magique à laisser les choses venir à nous. Certaines séquences ont été créées sur place, même si on suivait une ligne directrice. On a été surpris du résultat : le film est au final bien meilleur qu’on ne l’aurait imaginé !
Cabeza de Vaca est sorti en Amérique en 1990. Pourquoi a-t-il fallu attendre vingt ans avant de le voir en France ?
Il a connu une petite diffusion à la télévision, mais le résultat a été assez catastrophique à ce que j’ai cru comprendre. Je suis très fier, très heureux qu’il ressorte aujourd’hui. Je crois que ça représente bien sa nature : il revient une nouvelle fois à la vie ! Et je pense qu’il est toujours d’actualité, à cause de son aspect fantastique, magique, du nouvel intérêt que l’on a pour de tels sujets, le développement de la conscience, la spiritualité, ce genre de choses…
Vingt ans après les déboires que vous avez connus sur la production de Cabeza de Vaca, comment voyez-vous le cinéma mexicain ?
On est dans une période plutôt intéressante. Les films mexicains sont très populaires à l’étranger, ils tournent dans beaucoup de festivals. Sauf que personne ne va les voir chez nous ! C’est assez triste. Si ça lui arrive, un spectateur dira qu’il a vu un « bon » film mexicain mais on ne parle pas encore du cinéma mexicain comme d’un mouvement. Les films n’ont pas l’impact qu’ils devraient avoir. Nous n’avons pas encore reconquis le public, comme dans les années 30 ou 40. Je suis convaincu qu’il faut le ramener dans les salles. Bon, il faut faire des films intéressants bien sûr (rires).
Vous-même, avez-vous poursuivi dans la fiction ? Quels projets avez-vous aujourd’hui ?
Après Cabeza de Vaca, j’ai réalisé une comédie. Mais depuis beaucoup de mes projets n’ont pas abouti. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être est-ce trop épique, pas assez orthodoxe. Après tout, Cabeza de Vaca non plus n’aurait pas dû exister. Du coup, je suis retourné aux documentaires. Je vis en tant que réalisateur mais pour la télévision. Je travaille en ce moment sur une mini-série autour de l’histoire de la conquête espagnole. C’est fantastique d’avoir le point de vue de tous ces historiens sur cette période. Mais pour revenir à la fiction, je reste optimiste : si je réussis à faire un ou deux films avant la fin de ma vie, je serais heureux !
Propos recueillis par Baptiste Ostre, décembre 2010