I don’t want to sleep alone (Hei yanquan)

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Après avoir fait chanter des âmes en peine sous la chaleur écrasante d´un été caniculaire dans La Saveur de la pastèque, Tsai Ming-Liang, chantre de la poésie urbaine, signe avec I don´t want to sleep alone, une oeuvre fiévreuse et déchirante dans laquelle quelques obsessions passées côtoient celles du présent. Tristesse du monde, beauté des silences, émotion dans les regards, sentiments bruts. Son meilleur film depuis Et là-bas quelle heure est-il ?

Tout commence par des voilages dans le vent, doucement animés. Dans la pénombre, un corps immobile. Un des paumés dont I don’t want to sleep alone fait le portrait : un jeune malaisien dans le coma. Des personnages égarés, il y en a à foison dans les rues étouffantes de Kuala Lumpur. Des travailleurs immigrés sans repères, des SDF, ceux que la douleur assomme, ceux qui se perdent dans les dédales de leur désir, de leur dénuement affectif. Certains achètent l’illusion du bonheur pour quelques dollars à des baratineurs de rue, d’autres se contentent de le vivre par procuration, ou l’entraperçoivent fugacement, dans le plaisir physique.

Hsiao Kang, un sans-abri qui ne parle pas malais, est roué de coups, puis laissé pour mort, par des parieurs de rue furieux de constater qu’il n’a pas de quoi les payer. Il est recueilli et soigné par un jeune malaisien, Rawang, dont le souci de voir son hôte revenir à la vie se traduit par une étrange méticulosité dans les soins qu’il lui apporte.

Hsiao Kang, une fois remis de ses blessures, rencontre une jeune et jolie serveuse, Chyi. C’est elle qui apporte les soins nécessaires au jeune homme dans le coma, fils de la patronne du bar dans lequel elle travaille. Mais I don’t want to sleep alone est moins un scénario qu’une mise en scène : Ming-liang Tsai semble, avec son dernier film (2006), avoir produit le véritable manifeste esthétique du formalisme, ou traduction des mouvements de l’humeur par les mouvements dans le temps et l’espace.

I don’t want to sleep alone se construit autour de longs instants dont la beauté autant que la lente mise en place impriment les sens d’un pouvoir quasi-hypnotique. Les plans s’élaborent ainsi en plusieurs temps, de l’installation d’une atmosphère jusqu’à l’articulation de gestes par les personnages. Lorsque la fumée envahit un plan, l’écran capte d’abord des fragments de poussières avant que les personnages, pris dans un éclair de désir, ne suffoquent.

Hsiao Kang, quant à lui, diffuse un mutisme sensuel : les personnages se livrent plutôt par le regard, ils communiquent à travers une chorégraphie élaborée où le corps tout entier participe à la mise en action physique de son interlocuteur, jusqu’à construire un nouveau langage cérébralo-sensuel. La sexualité est donc ici bien plus qu’une fuite de la misère : il est la reconnaissance, au sens littéral, de deux esprits, deux sensibilités.

C’est d’ailleurs là où la lutte de la vie contre la mort est la plus prégnante, dans cette chambre morbide où un corps dans le coma se contente de fixer le plafond, que cette entrée en contact sensuelle est le plus explicite : l’onanisme y côtoie le viol dans un troublant message d’amour maternel, quand la serveuse est contrainte par sa patronne de procurer du plaisir à un corps éteint depuis trop longtemps. Le silence, d’abord synonyme de distance, donne en réalité lieu, bien vite, à une intimité inouïe entre les personnages, au travers de plans attentifs à capter le moindre détail, le moindre mouvement. La caméra de Ming-liang Tsai enregistre ainsi chacun des temps du long mouvement de la mécanique du désir : de l’observation réciproque à l’acte sexuel, de la naissance du désir à sa disparition, chaque geste est perçu comme métaphore du sentiment.

L’eau, le sommeil ou le papillon, véritables leitmotiv de la filmographie du cinéaste, sont quelques-unes des représentations de l’accomplissement ultime du désir : le départ, l’envol commun. Quant au réveil, ce retour à deux du voyage, c’est, dans I don’t want to sleep alone, le doux moment où l’on s’aperçoit que, à travers le temps et l’espace, on a parcouru le même chemin, et que la distance s’en trouve abolie. Comme la main de Hsiao Kang qui caresse le visage de Rawang, bouleversé par la douleur, la fin du voyage est ce moment d’accomplissement de l’espoir, de reconnaissance absolue, quand les barrières tombent.

I don’t want to sleep alone est beau comme l’envol gracieux du papillon, terrible et vrai comme la chute de celui-ci dans l’eau, quand ses ailes se débattent furieusement. Il raconte la sexualité malade, la solitude, et surtout la mélancolie. Cette maladie-là est plus grave sans doute, elle empêche de vivre à deux tout en provoquant l’impérieux besoin de l’autre, de sa présence. Elle n’autorise le bonheur que dans le regret, le souvenir flou des moments passés. Ce cinéma de la construction, de l’établissement du plan, c’est celui de la plongée en apnée dans la cruelle vérité, de l’accouchement de la beauté par la douleur.

Titre original : Hei yan quan

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Durée : 115 mn


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