S’il est une chose qui peut bien définir Hafsia Herzi, c’est sans conteste son élan, l’incroyable énergie qui est la sienne et qui lui permet de rôle en rôle (La graine et le mulet ; Française) d’emporter toute une scène, voire un film, dans son mouvement. La danse du ventre finale chez Kechiche, séduisant progressivement une France a priori si réfractaire à toute écoute. La fougue butée de Sofia, chez Souad El Bouhati, refus définitif de se résigner à une muette acceptaton d’une condition qu’elle n’a pas choisie. Deux films, un raccord-mouvement. Deux personnages, un seul et même corps. Deux territoires (Sète, le Maroc), un langage : physique. Petit bout de femme, Hafsia n’en demeure pas moins passionnante matière à filmer, véritable aimant pour le regard, point d’ancrage et organe vital de ses fictions.
Migration choisie
Un peu solitaire dans ses combats (bien que son geste de La Graine soit porté par un amour monstre pour le vieux Slimane, son père de substitution), Hafsia n’est pourtant pas l’unique symptôme d’une remarquable vitalité actuelle du cinéma Français. Tout près d’elle, mais déja loin, rôde à grands pas un certain Yacine, sympathique héros d’Andalucia, beau film d’Alain Gomis, incarné par l’inestimable Samir Guesmi. Plus élancé, moins buté qu’Hafsia, l’acteur trouve en cette trouble escapade de Paris à Tolède (Espagne) l’occasion d’une réjouissante autant qu’inquiétante mise à disposition de son corps, de sa silhouette unique. Andalucia est pour lui comme un royaume, une offrande. Tout un film, une bonne heure et demi d’appel, de la part du cinéaste et de son acteur – très vite du spectateur – à débordement, sortie de route, insufflant à une fiction volontairement boîteuse et claudicante une inspiration hautement vivifiante.
L’action de parler
Le mouvement de 2008 ne limite pour autant pas son essence dans la seule affaire de l’identité et de l’immigration. Les faux amoureux du Premier venu, nouvelle vacance de Jacques Doillon, ne sont par exemple mus par aucune quête, n’avancent ou ne reculent que pour la pure beauté du geste. Le grand charme du film réside dans cette conscience sans cynisme de bouger sur du vent, ou dans le vent. Les personnages sont d’autant plus incarnés que vides, creux, en constante restructuration. La langue bien pendue, un peu moqueuse, Camille joue avec les nerfs de Costa, profite de son emballement facile pour laisser échapper le mot fatal, celui qui ne manquera pas d’enclencher encore une colère sans objet. Conversant en ami avec Cyril le flic, la jeune femme s’offusquera presque de provoquer chez lui ce soudain baiser… que pourtant elle semblait un peu chercher. Du mot surgit la pulsion, de la liaison la saccade. Par cet art de conférer au langage un relief, une dimension purement électrisante appelant à l’emballement du corps, Doillon, cinéaste réputé si « bavard », touche joliment la promesse d’un auteurisme nouveau : si français dans le verbe, presque « américain » dans le mouvement.
Aussi loquaces, moins vifs cependant, Fouad et son jeune associé Jacques, les deux marcheurs de Home, le subtil et prometteur moyen-métrage de Patric Chiha, prennent également corps par l’épanouissement du verbe, l’écoulement fluide de la parole. De retour dans l’Autriche de son adolescence, l’homme d’affaires vieillissant s’engage dans une confrontation apaisée entre l’expression de sa nostalgie, la formulation solitaire de ses souvenirs, et la traversée d’un paysage à redécouvrir. Marchant un peu, parlant toujours, l’homme met à mal l’immobilisme nostalgique par l’acceptation rieuse du présent. Sensuelle et mesurée, son aventure sera, un peu comme celles de Yacine et Sofia, celle d’une récupération par l’oubli, d’une retrouvaille avec lui-même par l’acceptation (le refus) d’une confusion interne (qui suis-je, que fais-je, que sais-je ?) et externe (d’où viens-je, où suis-je, où vais-je ?). Près de lui, l’écoute de Jacques infirme autant qu’elle confirme l’effectivité de ce mouvement. Témoin des vacillements de son aîné, le jeune homme, bien que respectueux, ne perd cependant jamais le nord et se laisse au passage happer par les beautés et séductions environantes.
Road to perdition
Une rumeur voudrait que deux marcheurs solitaires se soient croisés en ce début d’année. L’un, César Sarrachu, acteur originaire d’Espagne, traversa les rues parisiennes jusqu’à sa prévisible chute (L’homme qui marche, d’Aurélia Georges). L’autre, Samir Guesmi, que l’on ne présente plus, fuit l’histoire de sa famille, ses frères, son milieu, pour trouver dans un musée espagnol, par l’oeuvre du peintre Le Greco, son reflet inattendu. L’homme qui marche et Andalucia ont marqué ces derniers mois par leur projet similaire de centrer leur récit sur la seule solitude du marcheur, l’errance du marginal. Les rythmes sont distincts (quasi hiératisme de l’un, vélocité, souffle de l’autre), les sorts divergents (à plat sur le sol parisien ici, emporté par l’air andalou là). Mais de chaque côté s’esquisse une commune projection, celle d’un jusqu’au-boutisme fou, d’un engagement sans remède dans la folie d’un refus de concessions. Viktor marchera avec vaillance vers un destin révélateur d’un terrifiant et froid dispositif social. Yacine enjambera les barrières et frontières terrestres, guidé par l’objectif de devenir rien moins que personne .
A cette dissolution de l’individu par le mouvement répond d’étrange manière la résignation des personnages de deux surprenants films espagnols. La Influencia, d’une part, suivant le renoncement progressif d’une mère de famille à toute résistance, son abandon (lâche ? pardonnable ?) de tout réflexe, toute responsabilité parentale, conduisant à la terrifiante exposition finale d’une enfance livrée à sa silencieuse défiance, son attrait mutique pour la réappropriation du monde, son interrogation inspirée. La Soledad, d’autre part, exposant en une tempérance constante la résignation de toute une société (madrilène) devant les dysfonctionnements et stables déséquilibres inhérents au quotidien post attentats de mars 2004. Le corps espagnol nouveau passionne ainsi par sa mort prématurée, son acceptation, au contraire de ses contemporains hexagonaux, d’un poids (social, politique, physique, sentimental…) supposément insurmontable.
Les belles propositions de ce premier semestre 2008 s’originent donc dans l’approche mi distanciée mi frontale de décisives manifestations d’être. Entre stase et allant, silhouettes muettes et énergies sourdes, Hafsia et les autres, en un permanent relais, sont bel et bien les promesses d’une inépuisable soif d’incarnation. Reste à intercepter au vol leurs dignes (nombreux on l’espère) successeurs.