Festival de Cannes 2022 – Jour 11

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Tradition, modernité et éolienne.

Le bleu du caftan

C’est toujours triste quand quelque chose s’achève, même quand il s’agit du festival de Cannes qui nous a bien fait pester pratiquement tous les jours. Mais c’est quand même le seul endroit du monde où le cinéphile et le critique se sentent comme des enfants dans un magasin où les bonbons seraient à volonté. Il fait de plus en plus chaud et on sent la fatigue gagner tous les participants depuis les ouvreuses jusqu’aux CRS, sans oublier les critiques et les belles emplumées. Ce matin, presque comme un rituel, la salle Debussy m’ouvre ses portes peut-être pour la dernière fois. Il y aura bien une dernière fois, et si c’était celle-ci d’autant que plus personne n’en parle ni se protège, mais la covid rôde, c’est une certitude. Dans les salles, on entend parfois des toux bien inquiétantes. Mais là, pour une projection de la sélection Un certain regard, c’est le film marocain tendre et pudique de Maryam Touzani, Le bleu du caftan. Halim est marié depuis longtemps à Mina, avec qui il tient un magasin traditionnel de caftans dans la médina de Salé, au Maroc. Le couple vit depuis toujours avec le secret d’Halim, son homosexualité qu’il a appris à taire. La maladie de Mina et l’arrivée d’un jeune apprenti vont bouleverser cet équilibre. Unis dans leur amour, chacun va aider l’autre à affronter ses peurs. Sans porter de jugement, la réalisatrice s’emploie à montrer les facettes cachées de la société marocaine, et c’est très émouvant. Elle prend ainsi le parti de sonder les profondeurs de ce sentiment à la lumière des non-dits, des tabous, et confronte l’amour aux silences qui maintiennent sous une chape de plomb certains pans de nos personnalités. Dans ce film, il est aussi question d’un patrimoine culturel qui se perd à cause de la mondialisation, celui de la mode traditionnelle incarnée par le caftan, cette tenue d’apparat aussi ancienne que fragile, devenue éphémère depuis qu’elle est confrontée à ce monde industrialisé où la vitesse et le rendement éclipsent l’art et la patience. Qui porte encore le caftan dans les grandes villes de nos jours ? et pourtant…

 

Nos chers voisins…

Trois heures plus tard, salle Agnès Varda toujours aussi glaciale, session de rattrapage pour ceux qui auraient raté la projection du nouveau thriller saisissant de celui qui, de l’autre côté des Pyrénées, en est devenu le maître : le Madrilène Rodrigo Sorogoyen, qu’on ne présente plus au vu des cinq longs-métrages qu’il nous a offerts et qui ont marqué les esprits comme Que Dios nos perdone (2016), El reino (2018) et Madre (2019). Son dernier film présenté à Cannes cette année dans la sélection Cannes Première, As bestas, se déroule en Galice et présente comme caractéristique d’être interprété en trois langues (français, espagnol et galicien) par des acteurs à la fois français (Marina Foïs et Bruno Ménochet) et galiciens (Luis Zahera et Diego Anido). Le film commence de manière très âpre, par des hommes tentant de faire se coucher des chevaux pour leur couper la crinière et se poursuit de la même manière pour mettre en valeur une région campagnarde rude confrontée à la présence d’un couple de Français mal accepté par les autres habitants, de plus en plus isolés dans cette région en train de devenir un désert humain. L’histoire est simple mais lancinante que le réalisateur parvient à maintenir sous tension presque jusqu’au bout comme tout bon thriller. Par moment, on se croirait presque dans Délivrance et, dans d’autres, dans Scènes de chasse en Bavière… Les Français Antoine (Denis Ménochet) et Olga (Marina Foïs) sont installés dans le petit village de Bierzo dans la campagne galicienne. Agriculteurs écologistes, ils s’attèlent à la restauration de maisons laissées à l’abandon, afin d’encourager le repeuplement du hameau. Malgré – ou grâce – à leur engagement écologiste, le couple s’oppose fermement à l’aboutissement d’un projet d’éoliennes contre la volonté de leurs voisins qui ne voient dans ce projet que leur intérêt à très court terme. S’instaure alors, avec eux, un climat hostile développé avec brio par le cinéaste. Le film met du temps à s’installer puis c’est le spectateur qui ne peut s’en détacher même s’il est, encore une fois, un peu trop long. Toutes les facettes de la vie en société et des difficultés du « vivre ensemble », comme on dit maintenant, sont évoqués et le réalisateur n’hésite pas à prendre à bras le corps tous ces problèmes sans fioritures ni langue de bois, ce qu’un cinéaste français n’aurait pas eu le courage de faire. Comme quoi, nos voisins peuvent devenir nos pires ennemis.

On trouvera plus bas, outre nos pronostics, le palmarès de la sélection Un certain regard qui a été rendu ce vendredi soir tout comme celui de la Semaine de la Critique qui a été divulgué la veille, jeudi. Il y a encore des films d’Un certain regard dont je n’ai pas parlé parce que, malheureusement, je n’ai pas pu les voir faute de temps, et dont on dit le plus grand bien. Butterfly Vision de Maksim Nakonechnyl et Domingo y la nebia de Ariel Escalante Mezia. Tous les deux sont des films très sociaux comme la plupart des oeuvres présentées dans cette sélection. Le deuxième parle de fantôme et d’expropriation. La maison de Domingo dans les montagnes du Costa Rica est sur le point d’être expropriée à cause de la construction d’une autoroute. Mais, ses terrains cachent un secret: le fantôme de sa femme défunte lui rend visite dans la brume. Domingo est convaincu qu’il ne cédera jamais ses terrains, même si cela signifie recourir à la violence. Le premier, Butterfly Vision, traite du Donbass avec une évocation un peu surnaturelle des images souvenirs. Lilia, une spécialiste en reconnaissance aérienne, retourne auprès de sa famille en Ukraine après plusieurs mois passés en prison dans le Donbass. Le traumatisme de la captivité la tourmente et refait surface sous forme de visions. Quelque chose de profondément ancré en elle l’empêche d’oublier, mais elle refuse de se voir comme une victime et se bat pour se libérer.

Puis vient la litanie de tout festivalier qui regrette de n’avoir pas pu manger tous les bonbons du magasin et j’en suis… Tous les films de la sélection ou non que je n’ai pas pu voir. Et ils sont nombreux. On peut les citer car, fatalement, nous y reviendrons le jour où ils sortiront en salles. C’est d’abord bien sûr Elvis de Baz Luhrmann lancé en grandes pompes sur la Croisette mais pour lequel il fut difficile, pour ne pas dire impossible, d’obtenir une place. Rappelons-nous que la billetterie a souvent été très défaillante. Le Monde a titré : « La vie du King sur le Grand-Huit de Baz Luhrmann » et Le Figaro : « Un océan d’amour pour Elvis et Christophe » car Elvis passait le même soir que Christophe… définitivement d’Ange Leccia et Dominique Gonzalez-Foerster au Cinéma de la Plage. Rebel de Adil El Arbi et Bilall Fallah aussi, on aurait aimé le voir puisqu’il a beaucoup choqué, et sans doute à juste titre, justement parce que le duo flamand a provoqué le Festival de Cannes avec une évocation musicale et amorale du djihad en Syrie. On ne sait plus d’ailleurs dans la masse des films cannois ce qu’il faut voir ou pas, et le choix est souvent difficile à faire surtout qu’il ne tient pas qu’à la seule volonté du festivalier, mais surtout aux caprices des réservations et du temps de liberté. Toutefois, il est un film que je n’ai pas souhaité voir, c’est Salam concocté par Diam’s en collaboration avec Houda Benyamina et Anne Cissé. Vaste opération commerciale sans doute. Je ne comprends pas cet engouement tenace, tout milieu socioculturel confondu, pour l’ex-chanteuse de rap française, Diam’s mais Jean-Baptiste Thoret en parle sur son FaceBook bien mieux que moi : « Quelle tristesse. Terrifiant aussi. Sans parler du ton sirupeux et de l’air constamment béat d’un intervieweur de France Inter qui évoque ces journalistes laquais tels qu’on ne les voit plus que dans les régimes totalitaires. Langue de bois, novlangue, contournement de tous les sujets, bonhommie de surface, oeil humide d’émotion, et puis, la dernière question, voulue comme inoffensive, et dont la réponse, soudain, fait froid dans le dos : « Et si vos enfants, un jour, ils veulent faire de la musique, vous leur dites quoi ? » demande le domestique. « Je leur souhaite mieux que ça. Je leur souhaite de se construire sur quelque chose qui les impliquera moins que tout ce qui peut toucher aux passions ». Noblesse de Cannes de promouvoir ainsi de tels modèles d’émancipation, de féminisme, de liberté créatrice et de philosophie pour soi. »

Ce vendredi après-midi, on pouvait aussi assister à une projection du film culte remasterisé, Singing in the rain de Gene Kelly et Stanley Donen, présenté par la veuve de Gene Kelly, Patricia Ward Kelly car le film a choisi de fêter son soixantième anniversaire sur la Croisette lui aussi. On finit la journée par la projection de deux films. Un petit frère de Léonor Serraille est en compétition officielle. Après Jeune femme, présenté dans la section Un certain regard, et lauréat de la Caméra d’or en 2017, elle retrouve l’actrice qu’elle avait contribué à faire connaître, Laetitia Dosch, pour un film un peu trop naïf et bien pensant mais qui tente de donner une image assez édulcorée d’une famille ivoirienne installée en France. Encore une fois, ce genre de film archi-vu et revu repose sur le travail excellent des acteurs, notamment des enfants. Mais ça commence à bien faire, comme si le cinéma s’érigeait en directeur de conscience. Quant au second, Mascarade de Nicolas Bedos, présenté vendredi soir hors compétition, il est à la mesure de cette nouvelle coqueluche du cinéma français dont on comprend mal le succès grandissant. Pochade vulgaire et mal fagotée, à peine drôle et pas vraiment méchante, entraînant dans son casting presque tout le Gotha du cinéma français, on ne s’en souviendra que quelques jours pour la réplique suivante qui, bien sûr, dans le théâtre Lumière a fait mouche : « C’est long, c’est chiant, ça fera une bonne Palme d’Or ».

En parlant de Palme, voici donc nos pronostics. On verra bien demain si on s’était gouré ou pas…

 

Pronostics Jean-Max :

Palme d’or : Leila et ses frères

Queer film : Joyland

Prix de la Fipresci : R.M.N.

Grand Prix : Les amandiers

Prix du jury : Nostalgia

Prix d’interprétation masculine : Harris Dickinson

Prix d’interprétation féminine : Taraneh Allidousti

Prix de la mise en scène : Armaggedon Time

Prix du scénario : Decision to leave Park Chan-Wook

Caméra d’or : After sun

Prix Un certain regard : Retour à Séoul

Semaine de la critique (déjà attribué) mais proposé : Goutte d’or

Jean-Max Méjean

 

Pour Hugo : Malheureusement, n’étant pas un marathonien comme Jean-Max, j’ai vu bien trop peu des films en compétition pour pouvoir faire un pronostic qui ait du sens. Alors, je propose plutôt de vous donner quelques noms de films ou de réalisateurs que je souhaiterais, d’une manière ou d’une autre, voir récompensés cette année :

–  La femme de Tchaïkovski, car j’adore Kirill Serebrennikov, qui aurait mérité la palme pour Leto ou La fièvre de Petrov et que ce serait un geste fort au vu de la tragique actualité de l’Europe de l’Est.

–  Valéria Bruni-Tedeschi et Claire Denis, car j’ai une affection particulière pour l’une et l’autre de ces deux excellentes réalisatrices.

–  Armageddon Time, car James Gray est l’un des plus talentueux auteurs américains actuels, et qu’il a déjà fourni quelques chefs-d’œuvre.

–  Leila et ses frères et Taraneh Allidousti pour le prix d’interprétation féminine, parce que je fais confiance au goût de Jean-Max.

–  R.M.N. car j’aime le cinéma de Mungiu.

–  Melvil Poupaud pour l’interprétation masculine, car je l’ai trouvé fascinant dans le
Desplechin.

–  Grand Paris pour la caméra d’or, car ce film m’a fait rire avec simplicité et qu’il regorge de tendresse et d’intelligence, soit une combinaison qui se fait rare de nos jours.

Hugo Dervisoglou

Palmarès Semaine de la Critique : La Jauria d’Andrés Ramirez.

Palmarès d’Un certain regard : Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret. Pour le détail du palmarès complet, voir le lien ici.


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