Dans sa petite entreprise sont passés de nombreux scénaristes. Parmi eux, rien de moins que le très brillant Billy Wilder, sur les mythiques Ninotchka (1939) et La Huitième Femme de Barbe-Bleue (1938)… La grande classe ! Sa prédilection pour les milieux chics : une fascination indécrottable pour les noblesses de la vieille Europe, qu’il brocarde non sans affection. Les deux guerres mondiales l’ont profondément marquées, et leurs ombres planent sur nombre de ses films, de L’Homme que j’ai tué (1932) à Cluny Brown (La Folle ingénue, 1946). Les comédies de Lubitsch ne sont jamais innocentes : du portrait vitriolé de parvenus beaufs américains dans l’hystérique Princesse aux huîtres (1919), à sa satire, plutôt mal accueillie, du décorum Nazi dans To Be or Not to Be (Jeux dangereux, 1942), un film qui a sacrément inspiré Tarantino pour son Inglourious Basterds. Le monde est en pleine mutation, Lubitsch, novateur mais nostalgique, en est infiniment conscient.
Cela dit, nous n’avons toujours pas répondu à la question : bon sang, mais qu’est-ce que la Lubitsch’ Touch ? L’art de l’ellipse, nous dira-t-on. Mais encore ? L’art de décrire les contrariétés d’un amant en regardant comme il a découpé sa viande. L’art de suggérer la fougue d’une demoiselle à la vue – et l’ouïe – d’un évier se vidant. Un gros plan trivial sur des chaussettes pour exprimer l’amour fou. Bref, l’art de contourner la censure avec humour et surtout, d’extérioriser les non-dits. Au jeu des apparences, Lubitsch est le plus fort. Le passage du muet au parlant ne lui a pas franchement posé problème. C’est d’ailleurs probablement du muet qu’il tient sa science du cadrage. Ses plans silencieux disent souvent ce que le langage, bienséant, n’a cherché qu’à atténuer ou codifier. Dans un cinéma tout ce qu’il y a de plus plaisant et populaire (à une époque où, semble-t-il, on ne prenait encore pas ouvertement le grand public pour un gros imbécile), Lubitsch sème ça et là ses petites graines subversives, manipulant avec vivacité les jeux de mots, les enchaînements révélateurs, et les contrepoints : petitesse des gens dans leurs décors, poignées de portes à hauteur de tête (L’éventail de Lady Windermere, 1925). Des portes, encore des portes !
Rencontres sous l’évier, fessées, baisers aromatisés à l’oignon, morsures, gifles, boxe et coups de marteau : Lubitsch sait surtout parler aux femmes. En se payant, par exemple, la tête de leurs cabots de maris. L’inconscient mari d’Angel (1937) est si fier d’exhiber occasionnellement sa ravissante Marlène Dietrich, toutefois frustrée des absences répétées de son époux… Un autre confond sa femme avec le chien, dans Illusions perdues (That Uncertain Feeling, 1941). Claudette Colbert, huitième conquête têtue et indisciplinée du psychorigide et arrogant Gary Cooper, se vante d’être son « plus mauvais placement »… L’égalité, voilà ce qu’elles veulent ! La possibilité d’aimer librement, d’assumer leurs désirs, de démolir la maison, menacer leurs papas, de se bagarrer avec les copines, de conduire une troupe de voleurs, de courir échevelées dans les montagnes… D’être passionnées sans être des monstres. Lubitsch les aime ainsi : folles et ingénues. Elles le lui rendent bien, car ce n’est pas demain la veille qu’on reverra rigoler Greta Garbo, en communiste ! Cet exploit, on le doit, encore une fois, à Ernst Lubitsch.
« Où est votre place ? Là où vous êtes heureuse. Si vous voulez donner des écureuils aux noix, qui peut dire « des noix aux écureuils » ! »