Ernst Lubitsch – Bilan de la rétrospective à la Cinémathèque (25 août – 10 octobre 2010)

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De Lubitsch on a surtout retenu sa Touch. Mais qu´est-ce que la Lubitsch´ Touch ? Des histoires de vestes, taillées au millimètre. La rétrospective achevée, tout n’est pas perdu pour autant : place au prince de la comédie américaine, au merveilleux, à l´inénarrable Monsieur Ernst !

La Lubitsch’ Touch n’est pas le dernier cocktail à la mode. C’est le concentré de talent d’un cinéaste disparu prématurément, en 1947. On a toujours du mal à le réaliser tant ses oeuvres semblent toujours avoir un cran d’avance. Ernst Lubitsch tourne pourtant ses premiers films en 1917, en Allemagne. Jeune talent de 30 ans, remarqué par les States, il rejoint Hollywood en 1922, où on le surnomme le « Griffith européen ». Patron méticuleux, on attribue son succès à la sophistication de ses fantaisies aux mises impeccables et aux décors fastueux, notamment dans ses blockbusters muets. Mary Pickford lui reprochait d’ailleurs de ne pas assez s’intéresser aux acteurs, mais de leur préférer… les portes.

Dans sa petite entreprise sont passés de nombreux scénaristes. Parmi eux, rien de moins que le très brillant Billy Wilder, sur les mythiques Ninotchka (1939) et La Huitième Femme de Barbe-Bleue (1938)… La grande classe ! Sa prédilection pour les milieux chics : une fascination indécrottable pour les noblesses de la vieille Europe, qu’il brocarde non sans affection. Les deux guerres mondiales l’ont profondément marquées, et leurs ombres planent sur nombre de ses films, de L’Homme que j’ai tué (1932) à Cluny Brown (La Folle ingénue, 1946). Les comédies de Lubitsch ne sont jamais innocentes : du portrait vitriolé de parvenus beaufs américains dans l’hystérique Princesse aux huîtres (1919), à sa satire, plutôt mal accueillie, du décorum Nazi dans To Be or Not to Be (Jeux dangereux, 1942), un film qui a sacrément inspiré Tarantino pour son Inglourious Basterds. Le monde est en pleine mutation, Lubitsch, novateur mais nostalgique, en est infiniment conscient.

Cela dit, nous n’avons toujours pas répondu à la question : bon sang, mais qu’est-ce que la Lubitsch’ Touch ? L’art de l’ellipse, nous dira-t-on. Mais encore ? L’art de décrire les contrariétés d’un amant en regardant comme il a découpé sa viande. L’art de suggérer la fougue d’une demoiselle à la vue – et l’ouïe – d’un évier se vidant. Un gros plan trivial sur des chaussettes pour exprimer l’amour fou. Bref, l’art de contourner la censure avec humour et surtout, d’extérioriser les non-dits. Au jeu des apparences, Lubitsch est le plus fort. Le passage du muet au parlant ne lui a pas franchement posé problème. C’est d’ailleurs probablement du muet qu’il tient sa science du cadrage. Ses plans silencieux disent souvent ce que le langage, bienséant, n’a cherché qu’à atténuer ou codifier. Dans un cinéma tout ce qu’il y a de plus plaisant et populaire (à une époque où, semble-t-il, on ne prenait encore pas ouvertement le grand public pour un gros imbécile), Lubitsch sème ça et là ses petites graines subversives, manipulant avec vivacité les jeux de mots, les enchaînements révélateurs, et les contrepoints : petitesse des gens dans leurs décors, poignées de portes à hauteur de tête (L’éventail de Lady Windermere, 1925). Des portes, encore des portes !
 

 
« Si je vous trouve trop romantique, donnez-moi un bon coup de pied. – C’est ça, donnons nous des coups de pieds ! »

Rencontres sous l’évier, fessées, baisers aromatisés à l’oignon, morsures, gifles, boxe et coups de marteau : Lubitsch sait surtout parler aux femmes. En se payant, par exemple, la tête de leurs cabots de maris. L’inconscient mari d’Angel (1937) est si fier d’exhiber occasionnellement sa ravissante Marlène Dietrich, toutefois frustrée des absences répétées de son époux… Un autre confond sa femme avec le chien, dans Illusions perdues (That Uncertain Feeling, 1941). Claudette Colbert, huitième conquête têtue et indisciplinée du psychorigide et arrogant Gary Cooper, se vante d’être son « plus mauvais placement »… L’égalité, voilà ce qu’elles veulent ! La possibilité d’aimer librement, d’assumer leurs désirs, de démolir la maison, menacer leurs papas, de se bagarrer avec les copines, de conduire une troupe de voleurs, de courir échevelées dans les montagnes… D’être passionnées sans être des monstres. Lubitsch les aime ainsi : folles et ingénues. Elles le lui rendent bien, car ce n’est pas demain la veille qu’on reverra rigoler Greta Garbo, en communiste ! Cet exploit, on le doit, encore une fois, à Ernst Lubitsch.
 

Lubitsch soigne ses personnages féminins, plus que les hommes ne les soignent au quotidien. Mari pantouflard, comme l’extraordinaire Jack Benny dans To Be or Not to Be« J’aime mon pays, j’aime mes pantoufles ! » – et amant narcissique, comme le très coquet lieutenant de La Chatte des Montagnes (1921) : tous dans le même sac ! Sauf, peut-être, dans Cluny Brown, où la déroutante Jennifer Jones trouve enfin, sans le savoir, un amant à sa mesure avec le subtil Belinski, un Charles Boyer irrésistible, apatride poursuivi par les Nazis. Deux excentriques. Probablement le sommet de la comédie romantique : deux cas sociaux, une amatrice de plomberie spontanée et naïve, un réfugié tchèque abonné à la poste restante. Une explosion d’humanisme et de sensibilité. Lubitsch aime ses personnages. Et qui aime bien, s’en moque bien ! Quel bonheur de suivre ces amoureux qui ne savent pas qu’ils le sont, tomber amoureux alors qu’on savait bien qu’ils l’étaient ! Compliqué ? C’est l’unique principe du très jouissif The Shop Around the Corner (1940), moins abouti cependant que le formidable Cluny Brown, un chef d’œuvre stupéfiant de légèreté et de gravité : « Oncle Arn, tu sais pourquoi les filles partent de chez elles ? Elles partent de chez elles parce qu’on les met dehors… ». Elégance vulgaire, profondeur vaporeuse, naïveté graveleuse, idéalisme clairvoyant, prude subversion : les extrêmes fusionnent, Lubitsch transforme le plomb en or.
 
Sa grâce absolue n’aura pas échappée à Alain Resnais, son Pas sur la Bouche reste à ce jour un des plus vibrants hommages au raffinement de Lubitsch. Les quiproquos costumés, ceux des années 1920, bien sûr. Mais aussi parce que le fantôme de Barbe-Bleue semble hanter la carcasse compassée du farouchement obtus Eric Thomson. Puis, dans ses dilemmes amoureux, on jurerait parfois entendre fredonner Sabine Azéma. « Comme j’aimerais, mon mari, s’il était, mon amant… » Lubitsch n’est pas mort, on peut encore sentir la fumée de ses cigares… On aimera en faire notre ami imaginaire, et suivre avec fidélité le plus sage de ses conseils :

« Où est votre place ? Là où vous êtes heureuse. Si vous voulez donner des écureuils aux noix, qui peut dire « des noix aux écureuils » ! »

 

Il n’est pas jamais trop tard pour faire connaissance ! Pour commencer, par exemple : la liste bien fournie des films qui ont été projetés à la Cinémathèque


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