Entretien avec Camila Guzman Urzua

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A l’occasion de la sortie du film Le Rideau de Sucre

Dans le film, on apprend que votre père est lui-même réalisateur. Est-ce lui qui vous a donné l’envie de témoigner, de sauvegarder quelque chose du réel ? Est-ce lui qui vous a donné ce goût du documentaire ?

Camila Guzman Urzua : Oui et non. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si je n’avais pas été la fille de mon père et je ne le saurai jamais. Pour moi, le métier du cinéma a toujours été un métier tout à fait normal, classique, comme n’importe quel autre. Quand j’avais 18 ans, j’ai commencé à faire des études dans l’ingénierie civile et honnêtement, le cinéma ne m’intéressait pas spécialement. Je ne savais pas ce que je voulais faire.
Et un jour, mon père nous a proposé (à ma sœur et moi) de faire une expérience sur un tournage. Je l’ai fait et depuis je n’ai plus quitté l’univers du cinéma.

Votre père a-t-il vu Le Rideau de Sucre ? Qu’en a-t-il pensé ?

Oui, il l’a vu quasiment fini pour la première fois, puis dans sa version définitive. Mon père est un perfectionniste. Il y a toujours des détails pour lesquels il va dire « mais ici c’est trop long… ». Je l’écoute mais lui réponds que pour lui c’est trop long mais que pour moi ça ne l’est pas.
Il est très fier de moi, fier du film. Il ne me le dit pas directement mais je le sais. C’est chouette, ça me fait très plaisir qu’il aime le film. Je lui ai présenté le projet mais il n’a rien vu avant que j’aie une maquette quasiment finie. Ca m’a fait plaisir car il a été très surpris lorsqu’il a découvert le film. C’est très positif !

Votre film s’intitule Le Rideau de sucre. Pourquoi ce titre ? Peut-on voir dans celui-ci un parallèle avec le rideau de fer de Berlin ?

Oui, bien sûr. J’ai rencontré un gars à Cuba qui vivait à Santiago de Cuba. Il m’a révélé un jour que son père et ses amis (de la génération de ceux qui ont fait la révolution) disaient dans les années 60 : « aqui en Cuba, no tenemos una cortina de hierro, tenemos un telon de azucar » (« Ici à Cuba, nous n’avons pas de rideau de fer, mais nous avons un rideau de sucre »). En plus le jeu de mot entre cortina et telon (en rapport au théâtre) est très intéressant. J’ai trouvé cette expression géniale et depuis, le projet s’appelle comme ça. Et puis, c’est aussi très fort symboliquement.

Pourquoi avez-vous fait le choix de vous confier, vous et vos proches, plutôt que d’interroger des inconnus qui auraient grandi à la même époque que vous ?

Parce-que c’est mon expérience à moi que je raconte. Je fais partie de cette génération dont je parle. C’est mon histoire, mon vécu et c’est pour cela que j’ai fait ce film. Au fur et à mesure du tournage, c’était très important pour moi d’être là avec mes amis. Je leur demandais de se mettre à nu alors j’y suis allée avec eux aussi. Surtout avec ma mère.
C’était ma voix que je voulais exprimer. Je n’aime pas ces films où l’on raconte sa vie en disant « moi, moi, moi » et j’avais très peur de faire cela. Mais je devais être là car c’est mon expérience. Et c’est aussi la seule façon que j’ai trouvé de raconter cette histoire de manière narrative.

Est-ce cette envie de présenter votre expérience personnelle ou bien votre amour pour le cinéma qui vous a fait prendre la caméra ?

C’est surtout le fait que mon pays d’enfance avait disparu et que personne ne parlait de cela. C’est ça qui m’a poussée à faire ce film.
Au début, j’ai fait des études de cinéma à l’étranger. En 1994, je suis retournée sur mon île après 3 ans d’absence, et mon pays n’était plus là. Tout le monde m’avait déjà parlé de la Période Spéciale à travers des lettres, me disant qu’il n’y avait plus de lumière, plus de ceci, de cela… Mais quand tu le vois, tu le touches, tu vois tes amis tout maigres…Puis il y a eu la crise des balseros (radeaux en espagnol) et là je me suis vraiment rendue compte que mon pays avait disparu. Mais je savais aussi qu’il avait bel et bien existé.
J’avais vécu à Madrid puis à Londres, et lorsque là-bas je disais que j’avais été heureuse, les gens répondaient : « mais elle est malade, à Cuba, Castro… ». J’ai eu cette confrontation avec l’extérieur à une époque où il y avait encore très peu de cubains hors de l’île. J’avais alors l’impression de parler d’un pays qui n’existait pas.
Je me suis donc dit qu’il fallait mettre tout cela dans une petite boîte pour nous. En 1994, je ne voulais pas réaliser de film. Mais en 1999, j’habitais au Chili, j’ai réalisé que personne ne l’avait encore fait et qu’il était peut-être temps. Je suis retournée à La Havane pendant quatre ou cinq mois pour découvrir ce nouveau pays qui n’était plus le mien. Je devais le connaître car je ne pouvais pas parler du passé en m’arrêtant en 1990. Je suis donc allée voir ce pays d’aujourd’hui. Je voulais aussi savoir où en était ma génération. C’est comme cela que j’ai écrit, réalisé des interviews… Je suis ensuite venue à Paris et j’ai commencé à monter mon dossier.

Quelque chose semble paradoxale dans le film. A la fin de votre film, vous citez ceux que vous connaissiez et qui sont très nombreux à avoir quitté Cuba. D’un autre côté, vous proposez une vision de gens qui croient encore en Cuba, malgré les bouleversements de la Période Spéciale…

Chacun l’interprète à sa façon. Je viens de confronter des tas de publics dans des villes différentes et il est vrai que les interprétations sont à chaque fois différentes.
Ta vision du film me fait plaisir. Certains le voient de manière beaucoup plus pessimiste. Pour ma part, je pense que ma génération croit toujours aux valeurs avec lesquelles elle a grandi. Malgré les fissures du système, il y des valeurs très positives et possibles et je pense qu’on essaye de préserver cela où que l’on soit.

On a le sentiment que certaines personnes ont eu besoin de quitter l’île pour préserver ces valeurs alors que d’autres ont choisi (ou n’ont pas eu le choix) de rester…

Peu de gens ont réellement le choix. Dans certains milieux, les gens sortent et rentrent, mais c’est un privilège. Ils ont la chance d’aller voir ailleurs et de revenir, de faire un bilan. Des gens comme Juan Carlos ont pu sortir de l’île et revenir. Lui, il a choisi de rester.
Beaucoup d’autres n’ont pas le choix de faire un choix. Parfois ils imaginent d’ailleurs des choses sur l’extérieur qui ne sont pas tout à fait vraies. Mais le désir de sortir voir, je pense que tout le monde l’a.

Pourquoi n’ont-ils pas le choix ?

Parce que Cuba a, comme tous les pays socialistes, un système dans lequel les citoyens ne peuvent sortir. C’est une des critiques les plus fortes faite contre le système depuis toujours. Maintenant, certains couloirs, comme pour la culture par exemple, se sont adoucis. Il faut que le cinéma cubain soit connu ; que la culture cubaine ait la parole à l’étranger. On ne peut pas fermer la porte à ces gens-là.
Aujourd’hui, les frontières sont plus ouvertes mais c’est encore très compliqué. Et puis, c’est très cher (visa, passeport, certificat médical…). Si tu n’as pas quelqu’un qui paye tout pour toi à l’extérieur, tu ne peux pas partir. Même ceux qui ont les moyens se voient dans l’impossibilité de quitter le pays car les ambassades étrangères refusent de les accepter.
Il y a aussi le phénomène à part du tirage au sort pour les Etats-Unis. En 1966, les Etats-Unis ont rédigé la ley del ajusto cubano (loi de l’ajustement cubain) qui vient en aide aux pauvres cubains accablés par le pouvoir communiste. Tous les cubains qui posent le pied, illégalement, sur le sol des Etats-Unis, obtiennent automatiquement une « green card », un visa, des aides pour le logement, des aides pour le travail…
En 1980, Cuba a aussi connu la salida del Mariel. Je n’en connais pas tous les détails mais durant quelques jours, il a existé une sorte d’accord entre Cuba et les Etats-Unis où les familles qui étaient aux Etats-Unis pouvaient venir à La Havane récupérer leurs familles et repartir aussitôt. Plusieurs milliers de cubains ont alors quitté l’île en quelques jours. En 1994, Cuba connaît ce qu’on appelle la Période Spéciale (crise économique). Très nombreux étaient ceux qui voulaient quitter le pays pour des raisons économiques. Un jour, un bus-bateau a été détourné vers Miami (le père de Juan Carlos se trouvait a bord de celui-ci). C’est cet épisode qui a déclenché la crise des balseros.
Le problème financier a alors été reconnu par le gouvernement et Fidel a accepté d’ouvrir les frontières. Mais les Etats-Unis ont alors dit « stop ! » et ont dévié beaucoup de cubains vers Guantanamo. Les Etats-Unis ont donc modifié la loi de 1976 et ont décidé de donner aux cubains des visas via une loterie. Pourquoi une loterie ? Ca, je ne sais pas.

Comme beaucoup de vos amis, pensez-vous que votre enfance à Cuba a été une « chance » dans la mesure où elle vous a transmise des valeurs telles que la générosité, ou au contraire, lui en voulez-vous de vous avoir fait vivre « dans les nuages, sans toucher terre », dans l’illusion, comme il a été dit dans le film ?

Non, au contraire. Je me sens absolument privilégiée. J’imagine que c’est pour cela que j’avais besoin de préserver cette époque, ce bonheur et d’en faire un film. Ce bonheur a existé. J’ai été heureuse et mes amis aussi. Je l’ai vécu, j’ai des photos, des souvenirs… Et Boris le dit dans le film, « Nous sommes ce que nous sommes grâce à l’enfance que nous avons eue ». Après bien sûr, comme je le disais, il y a eu d’autres expériences. Mais pour ma part, il y avait une sorte de bien-être général dans tout le pays. Je vivais dans un quartier populaire et les privilèges que nous avions faisaient partie de la norme. Ce n’était pas dangereux, il n’y avait pas de violence. Tout le monde avait un travail. Les enfants jouaient tous dans la rue. On allait tous ensemble à l’école. On partait tous au Sol, le centre de l’adolescence. Tout ça, je l’ai vraiment vécu. Et autour de moi, je n’ai pas connu de drame, de gens qui allaient mal. Je pense qu’il y a vraiment quelque chose de très positif à récupérer de cette société.
Avec le film, j’ai rencontré des gens d’Allemagne de l’est, de Pologne, de Roumanie, de Russie, de Chine… Ils ont tous le même souvenir que moi. Ce n’était pas seulement à Cuba que les gens étaient heureux. Et pour moi, c’était vraiment une surprise car à Cuba, on a toujours pensé qu’on avait une espèce de socialisme tropical. Mais apprendre qu’eux aussi là-bas vivaient cela, personne n’en a jamais parlé ! Il y a réellement quelque chose de spécial pour cette génération qui a grandi en cette période-là.
Il faut donc voir ce que l’on peut récupérer de ce système car ceux d’aujourd’hui ne sont pas forcément mieux…

Justement, dans le film on a la sensation que tout le monde adhérait au communisme. Etait-ce le cas où y avait-il aussi des opposants au régime ?

Je pense qu’il y a toujours eu des critiques. Des intellectuels mécontents notamment. Il y a toujours eu des personnes qui étaient convaincues qu’il fallait modifier certaines choses, choses que le gouvernement lui-même souhaitait transformer. C’était un révolution (surtout dans les années soixante-dix) qui se construisait, et ce dans un perpétuel mouvement.
Pour nous, de notre point de vue, l’idéologie communiste, le marxisme-léninisme n’étaient que des mots. Dans le film je ne parle pas d’une idéologie, je parle d’une expérience.

A un moment du film, deux de vos amies d’enfance sont face à la caméra, les yeux fermés, pour revivre l’époque dont elles parlent. Etait-ce ce que vous leur avez demandé de faire ou l’ont-elles fait spontanément ?

Non, c’est moi. (Sourires). Je l’ai demandé à quasiment tout le monde. Mais ce plan-là s’est fait alors que l’on attendait de rentrer dans une école pour tourner. Et c’est moi qui les ai mises là et qui leur ai demandé de se remémorer cette époque. Parce que je pense que leur faire fermer les yeux rend les souvenirs plus intimes. Je voulais qu’elles me confient ce qu’elles ressentaient à l’époque.

Pourquoi avoir choisi d’interviewer votre mère en filmant votre reflet dans le miroir derrière elle ?

Pour elle c’était un peu compliqué, difficile de se confier. Et, de plus, si elle apparaît dans le documentaire c’est parce qu’elle est ma mère. Donc, en utilisant le miroir, j’ai voulu l’accompagner en quelque sorte, dans son témoignage. Sinon je ne pense pas que je me serais filmée. C’était vraiment pour l’accompagner.

Les plans de la mer, des vagues sont récurrents dans le film, était-ce pour vous un moyen de représenter le temps qui passe, une certaine nostalgie ?

El Malecon, c’est le bord de mer à la Havane. Il est entouré d’une digue. El Malecon représente pour nous tous, cubains, l’endroit le plus familier. Là où l’on est heureux en quelque sorte. Nous avons un rapport à la mer vraiment particulier. Dommage qu’on ne puisse pas la sentir au cinéma ! (sourire). Lorsque j’ai filmé la ville, j’ai pu voir la mer calme, agitée, je l’ai filmée de toutes les façons possibles. Et dans le film, les plans de la mer correspondent à des espaces de repos dans la narration. Pour nous cubains, l’endroit a une double signification. Je sais que dans ce film il y a des petites choses que nous seuls pouvons voir.

La Havana Abierta est un groupe de musiciens cubains qui apparaît dans le film. Comment avez-vous fait leur connaissance ?

Je les connaissais déjà. C’est un groupe qui commençait à la fin de mon époque là-bas et que j’aimais beaucoup. Ils appartenaient à ce mouvement de « nouvelle vague cubaine » avec leurs chansons de protestation. Ils symbolisaient un peu « la révolution à l’intérieur de la Révolution ». Et je les connaissais très bien. Je les voyais toujours à Madrid d’ailleurs. Une fois même nous avions parlé de leur retour à Cuba, mais ça ne s’est jamais fait, vous savez ce que c’est… Et, quand j’étais à Cuba pour tourner mon film, ils m’ont fait un cadeau magnifique. J’étais là et Carlos, celui qui revenait du Canada, m’a prévenue lorsqu’il est arrivé à la Havane que le groupe arrivait deux jours plus tard. Ce qui était énorme ! J’ai modifié tout le plan de tournage pour être à leur disposition pendant quinze jours. J’ai donc assisté à leur premier concert à la Havane depuis dix ans et j’étais vraiment bouleversée. C’est donc pourquoi ils apparaissent dans le film.

Et justement, pensez-vous que désormais seuls les univers culturels tels que le cinéma (comme Le rideau de sucre) ou la musique (de ce groupe) peuvent être témoins de cette époque et des bouleversements qu’a connu votre génération ?

Absolument. Et d’ailleurs la Havana Abierta est, pour nous cubains, un groupe très important qui dès les années 80 ont justement chanté et apporté leur témoignage sur la réalité cubaine. Ce sont des chanteurs très connus en Amérique latine même si ici on les connaît très mal. Mais en Espagne et dans toute l’Amérique latine hispanophone, ce groupe nous a marqué particulièrement.
En ce moment il y a un nouveau mouvement de rap mais que je suis moins. Je le connais mal. Mais depuis toujours à Cuba a existé un couloir où la liberté d’expression est assez ouverte et tolérante, et où la musique, surtout la musique d’ailleurs, la peinture et le cinéma trouvent leur place.

Propos recueillis pas Laurence Gramard et Morgane Postaire le 20 septembre 2007

Titre original : El Telón de azucar

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Durée : 80 mn


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