Premier et dernier long métrage de Varick Frissel, « The Viking » est à la fois un récit d´aventures aux images saisissantes et le témoignage émouvant d´une des plus grandes catastrophes humaines de l´histoire du cinéma.
Frissel, jeune réalisateur américain ambitieux, ne survécut pas à l’odyssée glaciale qu’il rêvait de mettre en image. Le navire, The Viking, chargé d’explosifs pour mieux percer la banquise, se désintégra, emportant la vie du réalisateur, du capitaine Bartlett (interprète du capitaine Barker) et d’une vingtaine de techniciens. Le film est alors terminé en 1931 par le chevronné Georges Melford qui hérite d’un tournage endeuillé et matériellement amoindri. Une marge de manœuvre extrêmement réduite, suffisante pour terminer les trois actes du film et rendre le tout cohérent mais sans doute pas assez pour achever véritablement le projet très personnel de Varick Frissel.
The Viking s’ouvre sur un hommage d’époque aux victimes de l’explosion (« La plus grande tragédiede l’histoire du cinéma ») qui insiste sur l’authenticité de la démarche de Frissel et des images qu’il a capturées (« toutes les scènes sont réelles »). La présentation qui s’ensuit, effectuée par un spécialiste du Labrador (région au nord-est du Canada) lui-même secondé par des images de tournage, achève de préparer le spectateur à une vision documentaire du film où le drame réel nourrit la dramaturgie fictionnelle, dont la superposition parfaite est produite par un hasard habile. En effet, impossible d’omettre cette dimension extra filmique tant les craintes des personnages et la dangerosité croissante des situations nous rappellent l’inéluctable.
Le capitaine du Viking se targue de n’avoir jamais perdu aucun homme et ordonne au machiniste d’accélérer la manœuvre : « on va finir par exploser » se défend-il… Au réconfort attendu du happy end se substitue ainsi une amertume tenace. La veillée funèbre interrompue par le retour des deux protagonistes laissés pour mort prend alors une tournure étonnante et démontre l’impuissance d’une fiction engluée dans une tragédie bien réelle et poignante dont l’ambiguïté constante forge la relative puissance de l’œuvre.
Mais que reste-t-il de The Viking en tant que pur objet filmique ? Un joli film d’aventure, sur fond de rivalités amoureuses, qui prend la forme d’un voyage initiatique, voire introspectif. Luck, un jeune homme qui peine à s’affirmer, cherche à éradiquer sa réputation héréditaire de porte-malheur en s’engageant sur le Viking. L’attention que lui porte la belle Mary Joe attise les foudres de Jeff, parfait négatif de Luck, qui intègre ce dernier à l’expédition contre l’avis du capitaine afin d’éloigner les deux amoureux. La rivalité masculine et l’affirmation de soi sont ainsi ancrées au sein d’un récit classique, phagocyté par l’ambition documentaire de Varick Frissel. Le cœur du film est dédié la fascination du réalisateur pour l’exploit humain et anonyme comme l’illustre de magnifiques séquences où les hommes ne sont plus que des silhouettes sur la glace, dans un contraste total avec l’environnement imprévisible et monochrome. Obstiné, Frissel capture l’ondulation incessante de la glace pour en faire le principal motif esthétique de son film et créer un sentiment de suspension, apaisant par la répétition et la lenteur du mouvement mais totalement imprévisible pour les personnages qui voient littéralement le sol se dérober sous leurs pieds.
Premier film parlant tourné au Canada, The Viking conserve pourtant bien les caractéristiques du muet, à commencer par les panneaux ponctuant les séquences, qui rapprochent la narration d’un récit de voyage. Le premier acte contient des cadrages et des compositions proches du théâtre filmé, en décalage avec l’aspect documentaire et naturaliste qui domine le métrage. Difficile de démêler le travail de Frissel et les rajouts de Melford durant les premières bobines, souvent victimes d’abrupts fondus au noir qui altèrent la fluidité du récit introductif et l’épaisseur des personnages.
Pourtant, en dépit de certaines scories handicapantes, Frissel fait preuve d’une grande maîtrise dans les cadrages et les compositions et parvient, malgré la difficulté évidente du tournage, à conserver une rigueur impressionnante dans la mise en image de son projet. Ce jusqu’au-boutisme dans l’alliance d’images documentaires épiques à un récit fictif annonce (avec plusieurs décennies d’avance) l’œuvre de Werner Herzog. On pense bien sûr à Fitzcarraldo qui reprendra cette tension entre l’image réelle et la narration mensongère, ainsi que la mise en danger nonchalante de l’ensemble de l’équipe technique et des acteurs. Ce style avant-gardiste (la mode est aux studios) qui cherche à capturer sans trucage des scènes à la grandeur presque irréelle, fait de Varick Frissel un pionnier maudit du cinéma, disparu avant d’avoir pu achever son premier film.
Bonus
Pour les spectateurs séduits par la beauté du Labrador et la démarche cinématographique de Frissel, l’édition DVD des Films du Paradoxe propose les deux premiers courts métrages muets du réalisateur. The Lure of the Labrador (1926 – 14 min) propose une première découverte du Labrador et notamment du fleuve Hamilton. Frissel montre déjà son intérêt pour les prises de vue risquées, comme cette caméra embarquée dans une pirogue particulièrement remuée. Le second film, The Swilin’ Racket a.k.a. Great Artic Seal Hunt (1928 – 39mn) apparaît comme le parfait prototype documentaire de The Viking. Frissel s’embarquedéjà dans une expédition de chasse aux phoques et ramène des images très proches, voire identiques à son futur long métrage. Le parallèle entre les deux films appuie encore l’extrême réalisme de The Viking. Enfin, l’édition DVD compile quelques rushes d’une journée de tournage de Georges Melford, sans aucun son malheureusement, plutôt pauvres en informations mais qui ont le mérite de montrer le travail du second réalisateur, jusqu’ici un peu occulté.
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