Dr Mabuse le joueur (Dr Mabuse der Spieler)

Article écrit par

Récapitulons : Fritz Lang a déjà quelques films a son actif lorsqu’il adapte en 1922 pour le cinéma un feuilleton littéraire de Norbert Jacques autour d’un personnage mystérieux et maléfique doté de pouvoirs surprenants, le docteur Mabuse. L’Allemagne ruinée de l’après-guerre vacille entre les folies dispendieuses et artistes de la fameuse République de Weimar et […]

Récapitulons : Fritz Lang a déjà quelques films a son actif lorsqu’il adapte en 1922 pour le cinéma un feuilleton littéraire de Norbert Jacques autour d’un personnage mystérieux et maléfique doté de pouvoirs surprenants, le docteur Mabuse. L’Allemagne ruinée de l’après-guerre vacille entre les folies dispendieuses et artistes de la fameuse République de Weimar et une crise économique et politique inquiétante. C’est le règne de l’instabilité, de la corruption et de la spéculation. En 1922, les monstres n’ont pas encore pris le pouvoir dans le pays mais le cinéma allemand les annonce à longueur de chefs-d’œuvre. La boîte de Pandore expressionniste est ouverte : Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1919), les épisodes de Satanas par Murnau la même année, bientôt suivis, en 1927, par le célèbre Nosferatu du même Murnau. Entre-temps, Fritz Lang s’empare d’un feuilleton paru dans la presse et crée le personnage du docteur Mabuse, "psychanalyste" dévoyé entre Faust et Fantomas. L’époque est aux monstres sournois dotés de super-pouvoirs médiumniques. Mabuse est donc le "monstre" (terme impropre) de Fritz Lang, qu’il n’est pas prêt de lâcher (il tourne Le testament du docteur Mabuse en 1933, puis Le diabolique docteur Mabuse en 1960). En 1922 Lang s’inscrit dans un genre – le cinéma feuilletonesque – dans un style – le fameux expressionnisme allemand, gros yeux terrifiés et lumières blafardes – mais plus encore dans un thème qui hantera tout son cinéma : celui du mal, incarné dans des figures manipulatrices, séductrices et… curieusement invisibles.

Qui est le docteur Mabuse ? Existe-t-il vraiment ? Le sous-titre du premier opus (en six actes et 2h30) est intriguant : le docteur Mabuse c’est "le joueur". Certes le film, extrêmement et admirablement stylisé, plein d’humour et de surprises aussi (on est déjà dans le cinéma de Fritz Lang, où on ne s’ennuie jamais) dénonce copieusement le culte de l’argent et de la spéculation, mais avant tout le héros maléfique joue avec ses multiples possibilités. Il n’est jamais identifié, il change de nom, il mystifie toute la comédie humaine qui l’entoure, il fausse les monnaies, celle des billets de banque comme celle des jeux de cartes. Il passe à travers ces murs qui enferment les pauvres créatures sociales comme vous et moi dans des identités, des comportements, des habitudes. Il est déjà l’homme des réseaux.

Mabuse est évidemment diabolique mais surtout on ne sait pas qui il est. Insaisissable, il est partout et nulle part, et aucun personnage ne répond plus exactement à cette définition du diable : sa plus grande ruse est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Mabuse serait-il une préfiguration de ce "M" maudit parce qu’invisible et insaisissable ? Mabuse abuse son monde pour mieux montrer, révéler les abus du monde : excès de la Bourse au fonctionnement irrationnel et absurde, mensonges et manipulations de l’Amour…

Quant au but qu’il poursuit, le connaît-on vraiment ? Celui de son créateur, qu’il poursuivra de film en film et jusqu’en Amérique, est déjà tout entier dans ce personnage très littéraire et dans ce diptyque d’une inventivité et d’une cocasserie visuelles stupéfiantes. Fritz Lang est cet artiste qui assume la plus sérieuse et la plus sombre dénonciation du mal qui habite le monde avec le style le plus curieux et le plus inattendu. Et déjà le plus maîtrisé. Rappelons aussi l’étonnante modernité de ce film muet et octogénaire : de quoi inspirer tous les pâles Greenaway, et où le cinéma d’avant et d’arrière-garde pourrait puiser bien des motifs de réflexion…

Titre original : Dr Mabuse der Spieler

Réalisateur :

Acteurs : , , , , , , ,

Année :

Genre :

Durée : 297 mn


Partager:

Twitter Facebook

Lire aussi

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Darling Chérie de John Schlesinger : le Londres branché des années 60

Autopsie grinçante de la « dolce vita » d’une top-modèle asséchée par ses relations avec des hommes influents, Darling chérie est une oeuvre générationnelle qui interroge sur les choix d’émancipation laissés à une gente féminine dans la dépendance d’une société sexiste. Au coeur du Londres branché des années 60, son ascension fulgurante, facilitée par un carriérisme décomplexé, va précipiter sa désespérance morale. Par la stylisation d’un microcosme superficiel, John Schlesinger brosse la satire sociale d’une époque effervescente en prélude au Blow-up d’Antonioni qui sortira l’année suivante en 1966.

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

La soif du mal : reconstruction d’un « pulp thriller » à la noirceur terminale

En 1958, alors dans la phase de postproduction de son film et sous la pression des studios Universal qualifiant l’oeuvre de « provocatrice », Orson Welles, assiste, impuissant, à la refonte de sa mise en scène de La soif du mal. La puissance suggestive de ce qui constituera son « chant du cygne hollywoodien » a scellé définitivement son sort dans un bannissement virtuel. A sa sortie, les critiques n’ont pas su voir à quel point le cinéaste était visionnaire et en avance sur son temps. Ils jugent la mise en scène inaboutie et peu substantielle. En 1998, soit 40 ans plus tard et 13 ans après la disparition de son metteur en scène mythique, sur ses directives, une version longue sort qui restitue à la noirceur terminale de ce « pulp thriller » toute la démesure shakespearienne voulue par l’auteur. Réévaluation…