Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp, 1943)

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Raconter la belle amitié d’un colonel britannique et d’un officier allemand en pleine Seconde Guerre Mondiale aurait pu être un fiasco retentissant. Pourtant, en dépit des épreuves qui leur ont été infligées, Michael Powell et Emeric Pressburger se sont battus pour accoucher de ce Colonel Blimp, entreprise aussi audacieuse que réussie.

Le Miraculé. Si The Life and Death of Colonel Blimp devait être affublé d’un quelconque sobriquet, nul doute que ce dernier lui irait comme un gant. À l’image de son personnage principal, le long métrage de Michael Powell et d’Emeric Pressburger a affronté toutes les tempêtes en avançant contre vents et marées. Car les ennemis se sont révélés nombreux, tant le film dérangeait dans une époque marquée par la Seconde Guerre Mondiale et le nazisme. Si Michael Powell doit rapidement trouver une remplaçante à Wendy Hiller, qu’il imaginait comme fil rouge féminin, il n’avait pas envisagé que Winston Churchill, alors premier ministre, chercherait à freiner son projet. Hostile à un film qu’il juge critique à l’égard du patriotisme anglais, le politicien incorpore le futur interprète du colonel, Laurence Olivier, dans la Royal Navy pour l’empêcher d’intégrer le tournage. C’est sans compter sur la détermination des deux réalisateurs qui démarchent bientôt Roger Livesey, faisant de lui leur Colonel Blimp. Dès lors, la bataille fait rage entre Churchill, désirant interdire le film à sa sortie, et Powell, qui, après un tournage dans la semi-clandestinité, veut voir son œuvre sur grand écran. Arthur Rank, producteur, sauve finalement le film et cette « crise » devient rapidement un argument promotionnel lorsque l’affiche est ornée du slogan « Celui que Churchill voulait interdire ». Tirant de ces obstacles toute sa précision et sa puissance de frappe, Colonel Blimp devient un succès mondial au grand dam du premier ministre.

Après avoir travaillé sur Le Voleur de Bagdad, en 1940, The Life and Death of Colonel Blimp est le premier film en Technicolor du duo Powell/Pressburger. Dès le générique d’ouverture, intégré dans une tapisserie du Royal College de Needlework, c’est tout l’imaginaire des deux compères qui surgit. S’ils affirment bien volontiers que le Colonel Blimp n’est pas inspiré du célèbre héros de bande dessinée, mais d’une scène coupée au montage de leur précédent film, Un de nos avions n’est pas rentré, les cinéastes s’autorisent un clin d’œil facétieux à David Low, créateur du personnage. Sous nos yeux, le « Mortal » Colonel se retrouve « Immortal » grâce à deux papillons envolés. Blimp, nommé Clive Candy dans le film, renvoie au politicien (ou militaire) britannique de l’entre-deux, enterré sous le poids de ses obligations, essentiellement concentré sur la magouille et aussi lâche qu’irascible. Rendre sympathique ce protagoniste reste le tour de force de Powell : en lui adjoignant une générosité et une fidélité absolues, ainsi qu’un pur romantisme d’époque, le trait de Blimp s’affine et le portrait devient celui d’un homme qui s’est simplement trompé en restant posté sur ses idéaux d’antan. En 1902, Candy incarne l’officier rebelle, prêt à tout pour défendre son pays suivant le sens de l’honneur. Il ne supporte pas que l’on puisse salir sa patrie : ainsi, lorsqu’il apprend qu’un soldat allemand colporte des rumeurs sur des atrocités commises en Afrique du Sud, il s’emporte. Malgré le refus de l’armée, il désobéit à ses supérieurs et part pour Berlin.

En proposant une nouvelle syntaxe cinématographique, Michael Powell construit son long métrage dans un flash-back incessant : lorsqu’il se bat, dans le bain turc, avec le jeune officier Spud, Blimp en ressort rajeuni en 1902. En quarante ans, le spectateur parcourt la vie de Candy et passe de l’intrépide et rebelle jeune garçon à l’homme d’âge mûr puis au vieil homme, dépassé par les événements et terrorisé par les règles actuelles de la guerre. Hanté par cette dernière, Candy ne vit que pour elle : dès qu’une pause survient dans sa carrière, il part chasser en Afrique, impatient de repartir au combat. La mise en scène, particulièrement inventive, souligne le changement d’époque et le déclenchement du flash-back grâce aux nombreux animaux empaillés dans la maison de sa tante. Pour l’époque, Colonel Blimp est une merveille d’esprit que ce soit dans ses dialogues dramatiques ou dans l’humour mordant qui l’habite. Dans un moment de suspension, il n’est pas rare de voir Pressburger et Powell manier une surprenante ironie : ainsi, avant le duel, Candy est le premier à plaisanter sur une situation pourtant délicate et tendue (« Vous maniez bien le sabre ? / Je sais où est la lame »).

Michael Powell et Emeric Pressburger ont l’intelligence de laisser la guerre en hors champ. Jamais le conflit n’est montré à l’écran, les soldats ne sont jamais filmés au combat : lors de la guerre de 14-18, les bombardements sont uniquement perceptibles comme un orage grondant au loin, mais rien ne nous est montré. En signe d’armistice, ils cesseront simplement pour laisser les oiseaux reprendre leur chant alors que la caméra s’éloigne en travelling arrière. Montrer le rôle que joue la guerre dans la vie des personnages semble le véritable enjeu du duo. Alors que Theo, l’officier allemand, est réticent à l’idée d’affronter Candy en duel, ses supérieurs n’en ont cure en prétextant que « Les sentiments d’un soldat ne comptent pas ». Plutôt que d’afficher le sensationnel du duel, Powell et Pressburger laissent s’envoler leur caméra dans un fondu enchaîné lui faisant traverser le toit du gymnase et offrant au spectateur un Berlin de carte postale. Seules conséquences du combat, les blessures physiques vont rapprocher les deux hommes dont les vicissitudes de l’histoire auraient dû faire des ennemis. Dans un film anti-militariste et sans aucune prétention nationaliste, les deux réalisateurs tournent l’armée prussienne en ridicule et critiquent le patriotisme : l’allemand se veut plus ouvert et plus lucide que son homologue anglais.

En réalisant Colonel Blimp pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’idéal des cinéastes serait une réelle prise de conscience du nazisme. Comme dans 49ème parallèle, la distinction est de mise entre l’allemand et le nazi. Theo est le seul capable de percer à jour le vrai danger représenté par les nazis : il ouvre les yeux de l’anglais sur cette barbarie. La séquence où Theo demande l’asile en Angleterre reste l’une des plus poignantes jamais réalisées sur la guerre : Powell dépose audacieusement la seule tirade célébrant l’Angleterre dans la bouche d’un allemand. La scène prend des allures de confession, notamment dans l’usage du gros plan : bouleversant, il se livre tout entier et narre la perte de ses enfants, tombés entre les mains de l’ennemi (« Ce sont de bons nazis, si l’on peut dire ça d’un nazi ») ainsi que le décès de sa femme, qui n’a jamais revu son pays natal. Anton Walbrook trouve, en cet officier allemand, l’un de ses plus beaux rôles, faisant dangereusement écho à sa propre réalité. En effet, tout comme Emeric Pressburger, le comédien a puisé dans son vécu : tous deux juifs, ils ont été contraints de fuir le régime nazi d’Hitler.

Pointer du doigt la situation anglo-allemande ne suffit pas à Michael Powell et à Emeric Pressburger. En s’attardant sur le personnage de Candy/Blimp, ils s’attachent à placer leur film à hauteur d’homme. Le portrait du soldat campé sur ses principes guerriers glisse progressivement vers celui d’un homme déconnecté de la société actuelle. Candy n’accepte pas l’insouciance des jeunes soldats : alors qu’en 1902, il était, tout comme eux, un garçon fougueux et passionné, l’ingratitude de la jeunesse le rend désormais fou. Ils sont, à ses yeux, méprisants, à l’image de cet officier des transports qui n’a jamais entendu parler de la Guerre des Boers ou du conflit somalien, les qualifiant de simples « promenades estivales ». Ces nouveaux soldats sont heureux de leurs expéditions et de leurs idées, plus ou moins inventives : ainsi, lorsqu’ils prévoient d’attaquer à dix-huit heures afin de prendre de court l’ennemi, tous affichent un sourire béat de contenance, tels des enfants devant le Père Noël. Les méthodes guerrières ont changé, le temps a passé et Blimp se voit obligé de changer son fusil d’épaule. Par crainte de rester sur la touche et sur les bons conseils de Theo, il relance le Home Guard et ouvre enfin les yeux sur son époque. Personnage aussi antipathique que touchant, le Colonel Blimp est une totale remise en question d’un avis sur la guerre … Mais pas seulement.

Son attachement au rêve et au passé est aussi celui qu’il éprouve pour sa femme idéale. Blimp ne supportera pas d’avoir perdu celle qu’il aimait sans le savoir (Edith) et la recherchera toute sa vie. Deborah Kerr réalise une véritable performance en incarnant trois rôles à la fois : Edith Hunter, qui deviendra l’épouse de Theo, Barbara Wynne, la propre femme de Blimp, et Angela/Johnnie, sa dernière chauffeuse. Toutes différentes, mais semblables en deux points : leur visage et leurs convictions. La femme semble rester jeune, à travers les années, comme pour symboliser la persistance des idéaux : elle représente l’émancipation, les responsabilités nouvelles. S’engageant en politique, elle veut partir à l’armée, quitte le mannequinat pour un métier masculin, et devient, ainsi, actrice de sa propre existence. D’ailleurs, Pressburger disait lui-même : « Je veux raconter l’histoire du point de vue de la femme, elle exprime l’avis de l’auteur ». Theo et Candy regrettent amèrement l’absence de leurs âmes sœurs : sans femme, ni enfants, leur « foyer » apparaît bien bancal. Ils sont désormais seuls face à eux-mêmes.

Au milieu de ses doutes, de ses déceptions et de ses combats, Candy trouve en Theo l’épaule qui le protège de sa solitude et construit une amitié fraternelle et indéfectible. Malgré les brouilles entre leurs deux pays, leur amitié survit à toutes les épreuves : à chaque moment important de la vie de l’un, l’autre apparaît sans crier gare. Lors de la demande d’asile de Theo, son ami arrive pour témoigner en sa faveur : le regard embué d’Anton Walbrook, à son égard, est probablement l’une des plus belles marques d’affection que l’on puisse donner à quelqu’un. Comme à chaque fois, les personnages de Powell et Pressburger cherchent la vérité de leur vie dans un ailleurs, un monde semi-rêvé, alors que la réalité leur tend les bras. Si Theo et Candy sont passés à côté de certains éléments de leur vie, ils ont finalement trouvé tout ce qui les rassemble et l’un des plus purs sentiments existants : la véritable amitié. Brûlot d’une réelle inventivité visuelle envers la vieille garde réac’ anglaise, Colonel Blimp est surtout le long métrage préféré de deux cinéastes bourrés d’idées et de créativité. Premier film co-réalisé sous la légendaire enseigne des Archers, le Colonel Blimp fut l’un des premiers vestiges de leur amitié inaltérée jusqu’à la mort de Pressburger en 1988. Vous avez dit prémonitoire ?

Titre original : The Life and Death of Colonel Blimp

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Durée : 163 mn


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