Coffret Fritz Lang : Les Bourreaux meurent aussi – La Rue Rouge / Carlotta Films

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Carlotta Films réédite simultanément deux des films de la période dite << hollywoodienne >> de Fritz Lang : « Les bourreaux meurent aussi » (1943), pamphlet adressé contre le régime nazi, et « La Rue rouge » (1945), remake de « La Chienne » de Renoir.

Les bourreaux meurent aussi : le lyrisme épique et politique

Fritz Lang, après avoir fui le III Reich et s’être installé aux Etats-Unis au milieu des années 1930, réalise dès le début des années 1940 plusieurs œuvres combattant explicitement le nazisme, parmi lesquelles on peut citer Chasse à l’homme (Man Hunt) en 1941, Cape et poignard (Cloak and Dagger) en 1945, et Les bourreaux meurent aussi (Hangmen also Die !), en 1943.
Ce dernier film, réalisé en collaboration avec Bertolt Brecht, trouve sa matière dans l’assassinat du Reich Protektor de la République Tchèque en juin 42 par les résistances londonienne et locale, suivi d’une période de terrible répression.
S’il s’agit bien là d’un film de propagande, tourné d’après un scénario de Brecht, dans le seul but de galvaniser les foules et de contrer le régime nazi, la patte de Lang n’en demeure pas moins parfaitement identifiable. En témoigne la difficile collaboration avec Brecht, ce dernier s’étant vu peu à peu dépossédé de son scénario et de sa propre dramaturgie par un cinéaste soucieux de donner corps à une œuvre véritablement grand public, « hollywoodienne », au propos clair et efficace.

Brecht voyait en effet davantage dans cette œuvre la possibilité de développer le rôle crucial que joua le peuple de Prague dans les faits, ce dernier étant parvenu, par son silence et son courage, à protéger celui que le régime qualifiait de « terroriste » et dont la vie se retrouva monnayée contre celle d’une centaine de tchèques. Le réalisateur de M le maudit en revanche, se fichait quelque peu de l’abnégation dont avaient fait preuve les habitants de Prague, plus attentif aux thèmes propres à son œuvre, tels que la vengeance, la soif de pouvoir ou la figure du surhomme. Cette dernière trouve d’ailleurs un prolongement intéressant d’un point de vue dramaturgique dans le personnage du terroriste, qui, par son sang-froid et sa discrétion, déjoue les pièges d’une situation délicate, et réussit à préserver les intérêts de la Résistance comme ceux du peuple tchèque, tout en ménageant un effet de surprise réussi.

Certaines séquences firent l’objet, entre l’écriture et le tournage, d’une mutation de leur motif même. Ainsi de cette scène de lynchage public : l’héroïne, qui protégeait jusque-là l’auteur de l’attentat, a compris que le silence patriote du résistant mettait en danger la vie de son père, otage des nazis, et s’apprête à donner son nom à la Gestapo. Les passants l’arrêtent alors, et, devinant son intention, composent rapidement une foule aux abois, qui humilie la jeune fille. Alors que Brecht voulait faire de cette séquence un épisode à la gloire de la bravoure et de la solidarité des habitants de Prague, Lang en fait la démonstration de la force brute et incontrôlable d’un groupe d’individus. L’intégrité fait place à l’hystérie.
 

        

Le seul élément sur lequel Lang et Brecht parvinrent à s’entendre est une construction épique, où quatre intrigues s’entrecroisent: l’attentat contre le Reich Protektor en tant que tel ; les représailles menées par le régime à l’encontre du peuple tchèque et la prise en otage d’une centaine de praguois ; l’intrigue de haute trahison au sein du bureau de la résistance, fomentée par un brasseur tchèque ; et enfin l’enquête policière menée par un officier nazi, à la recherche de l’auteur de l’attentat.
Cette construction permet à Brecht d’élaborer une trame dramaturgique riche et complexe, et à Lang de réaliser un film au suspense tendu. Évoluant dans des décors encore profondément marqués par une esthétique expressionniste que le cinéaste reniait pourtant ; entre l’immensité des bureaux de la Gestapo, les couloirs interminables et les ruelles obscures, le récit navigue de rebondissements en dénouements inattendus.

D’une inspiration à l’autre : l’onirisme noir de La rue rouge

La Rue Rouge, remake de La Chienne de Renoir, auquel Lang voue presque un culte, tire autant sa substance du film noir américain, genre dans lequel le cinéaste excelle désormais, que de la psychanalyse, avec le développement d’un autre thème propre à l’œuvre de Lang : le double.

Christopher Cross, employé de banque vieilli par un mauvais mariage et une vie trop calme, croit sauver la jeune et jolie Kitty des griffes d’un voyou. Il ne fait en réalité que mettre le nez dans une histoire d’amour passionnelle entre une prostituée et son gigolo, Johnny.
Aspiré par une spirale d’une infinie noirceur, le récit sombre assez vite dans une vision particulièrement lugubre de l’humanité, plus encore que dans l’œuvre originale, teintée d’un naturalisme certes cynique, mais empreint d’humour.

Ainsi, c’est sur une méprise réciproque, elle-même suscitée par un double mensonge, que Christopher Cross et Kitty font connaissance. Cross, dupé par sa beauté et son assurance, croit reconnaître en Kitty une actrice. Ce qu’elle ne nie pas, profitant de l’occasion pour taire sa véritable profession.
Kitty, elle, veut voir dans la timidité gauche de Cross l’humilité de l’artiste, et, lorsqu’il évoque les toiles qu’il peint, s’imagine déjà qu’il est célèbre et fortuné. Ne sachant que dire vraiment, et ne tenant pas excessivement à souligner la médiocrité de sa situation professionnelle, lui se tait, un peu gêné. Et s’imprègne, peu à peu, de son rôle de riche artiste célibataire.
Puisque le pessimisme de Lang lit surtout dans le mensonge sa capacité d’auto-reproduction, les silences, usurpations d’identité, omissions et déformations de toutes sortes s’enchaînent dans un rythme infernal, tissant peu à peu un engrenage fatal, fidèle à la plus pure tradition des tragédies classiques.

          

Johnny, veule et vénal avant tout, convaincu par Kitty que Cross est un homme riche, voit dans l’amour éperdu qu’éprouve l’homme rondelet pour son amante, la possibilité de lui soutirer de l’argent. Puis, dans ses toiles la possibilité de gagner, même en faible quantité, encore plus d’argent.
Cross, aveugle et passionné, n’envisage pas que Kitty puisse aimer Johnny, et continue de voler son entreprise afin de subvenir aux besoins luxueux de la prostituée.
Kitty, elle, se fait passer pour l’auteur des toiles. Et, quand elle avoue à Cross que celles-ci se vendent très chères, et qu’elle en est l’auteur aux yeux d’admirateurs de plus en plus nombreux, il se réjouit de pouvoir la rendre heureuse.
Avant de comprendre enfin que, loin de l’aimer, elle le méprise souverainement et le manipule à sa guise depuis leur rencontre. Prenant la mesure de sa duperie, Cross, dans un accès de rage, tue Kitty. Johnny, arrêté à sa place, est pendu, et Cross, rongé par la culpabilité, sombre dans la folie.

La chute abyssale qui conduit le scénario vers les méandres les plus profonds de la psychologie d’un personnage, vers cette infinie noirceur qui nourrit la déviance d’un esprit, séduisait doublement Lang.
D’une part, elle lui permit de développer de façon particulièrement aigue les aspects souvent noirs de sa filmographie. Le cinéaste dresse, avec La Rue Rouge, le portrait d’individus illusionnés, crédules, qui substituent à leur lucidité la croyance irraisonnée, ou l’amour éperdu. Par passion, ils renoncent à leurs valeurs, et multiplient les mensonges.
La vérité ne fait bientôt plus le poids  face à ces derniers. Elle se nomme plutôt ici destin, et n’existe qu’en tant qu’elle est affrontée, subie, presque physiquement.

C’est ce thème du dédoublement, de l’affrontement entre vérité et mensonge, lâcheté et générosité, qui séduit dans un deuxième temps le cinéaste. La Rue Rouge permet en effet à Lang d’explorer la complexe coexistence entre Bien et Mal chez un même personnage, qui l’obsède tant. Faire de la beauté le visage de l’infamie, d’une victime un bourreau, d’une vie un destin universel.

Car le propos de Lang est universel, et les figures se doivent d’être archétypales. L’artiste, notamment, est maudit, dépossédé de son œuvre et profondément seul. Aussi, témoignant là encore des racines expressionnistes de l’œuvre du réalisateur, le décor se fait neutre et dessiné, d’un irréalisme abstrait. Là où le réalisme de Renoir était d’une trivialité philosophe, Lang stylise à l’excès. Quitte à perdre ce qui faisait justement la beauté de La Chienne, dans son acceptation légère de la vie, gaie et résignée.

 


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