Coffret DVD Robert Kramer : Ice/Milestones

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Sorti depuis le 7 septembre, ce coffret 2 DVDs édité chez Capricci offre une chance de mesurer encore la solitude comme le caractère multiple de chaque film de Robert Kramer.

L’édition DVD chez Capricci de ces deux films de Robert Kramer, outre la chance qu’elle offre de (re)découvrir un pan de l’œuvre majeure du moins yankee des cinéastes américains (décédé en novembre 1999, soit à la veille de l’ère Bush, du 11 septembre, la télé-réalité, l’avènement du net et du tout numérique, d’une « réalité » de l’impalpable détonnant quelque peu d’avec le moteur de son cinéma), est avant tout une invitation à mesurer la belle « indifférence » guidant leur structure interne. Indifférence à l’impact, à l’efficacité, à la réception ou non des gestes qu’ils proposent comme de leurs potentiels messages : tout dans ce cinéma se donne avec d’autant plus de nudité (la vie, la mort, l’eau, le sang, le propre, le sale…) que ce don a valeur de désamorçage, de neutralisation de toute velléité d’identification.

Tout et rien

Ice tout d’abord, son deuxième long métrage réalisé en 1969, représentant la lutte entre les hommes de main du gouvernement et un réseau clandestin de jeunes new-yorkais opposés à la Guerre du Vietnam. A l’identification immédiate des tenants et aboutissants de la fiction semblant s’esquisser tout au long de ces deux heures, par le biais notamment de cartons indicateurs du contexte socio-politique, s’allie un manque, un refus manifeste du cinéaste (qui joue l’un des rôles principaux) à confirmer une moindre unité. De longues séquences de concertations ponctueront certes le film, mais moins à dessein d’identifier les meneurs du débat, les acteurs prioritaires du mouvement (attente logique de la part d’un spectateur de « cinéma ») que de mesurer à quel point entre agir et parler, se retrancher et s’écouter, les degrés de séparation sont, à ce moment précis, particulièrement indéchiffrables.

Ce caractère de confusion sera, de manière plus assumée encore, le point d’ancrage de Milestones (1975), son film le plus fort avec l’absorbant Route One USA (1988), la frontière entre documentaire et fiction s’y trouvant définitivement rompue. Plus de lutte ouverte ici, sinon celles tenant lieu de souvenirs à des individus perpétuant un lien remontant peut-être à l’heure des guérillas d’Ice, voire plus tôt. Chaque « personnage » ancre l’image de son aura, son discours, sa pensée du monde, son idéal, sans que ne soit jamais durablement attestée la juste réception de cette parole ou confession.

                                                                                                   

Un médecin fait le point avec son fils à peine sorti de prison sur le sens de sa résistance au système, au concept même de « réussite », tout en le soumettant à un check-up. Un homme et une femme s’interrogent mutuellement dans un fast food sur la place du travail dans la survie de leur couple, la possibilité d’élever leur enfant dans un mode de vie aussi proche de l’autarcie. Un vétéran du Vietnam explique à une communauté d’hommes tout disposés à l’accueillir les raisons pour lesquelles il serait préférable qu’il refuse leur hospitalité. Toujours, en même temps que l’agréable sentiment d’un ancrage, d’une réalité du moment, de la captation documentaire d’un instant de vie singulier, l’éventualité que l’essentiel soit ailleurs, que pendant ce temps, d’autres choses, d’égale importance, seraient à voir ailleurs.

C’est à la hauteur de cette absence des moments à eux-mêmes que ce cinéma tire une bonne part de sa grâce, chacun apparaissant comme l’acteur d’une vie ne manquant jamais de lui retirer toute garantie quant à ses possibles acquis, sa « situation » provisoire. Peut-être est-ce ce qui, après vision de ces deux films, donne le sentiment particulier, pas forcément agréable sur le moment, d’avoir tout compris, partagé avec le cinéaste et les multiples figures qu’il nous a présentées quelque chose du réel, tout en constatant que rien au final ne s’y est jamais présenté comme décisif. Forme de renvoi ultime du cinéma à sa fameuse relativité, le processus d’enregistrement, de négociation des images avec le monde qui les enfante se trouvant confronté à l’éventualité d’une crise, de sa négation pure et simple.

Un réveil américain

Mais c’est précisément ce manque qui, trente-cinq, quarante-et-un ans plus tard préserve ces films de l’inactualité : si la lutte des jeunes new-yorkais d’Ice comme les mises au point des autres jeunes (à peu près les mêmes) de Milestones ont encore quelque résonance en ce jour, c’est parce que déjà quelque chose les libérait un peu de leur époque. Robert Kramer filmait d’autant mieux ce qu’il connaissait, sa génération, les actes et idéaux qui étaient les siens et ceux de ses frères d’arme et de pensée que de son propre aveux, comme il l’insinuait régulièrement dans l’un de ses derniers entretiens, le cinéma n’était pas forcément prioritaire : « Je ne pense pas en termes de cinéma lorsque je m’intéresse à un groupe ou à un mouvement. Je pense en termes de confrontation personnelle, c’est-à-dire subjective, à des événements. Le cinéma vient après. »¹

Ne pas penser en termes de cinéma ne signifie bien sûr pas « refuser » le cinéma. Le fait que Kramer ait entrepris de saisir une caméra à l’heure ou le cinéma américain, de plus en plus aux prises avec les mouvements de contestation, la contre-culture comme le désenchantement se développant dans le pays à partir du milieu des années 50 (Beat generation, Black Panthers, assassinat de Kennedy, déchéance de Marilyn, Vietnam…), disait adieu à son âge d’or, est surtout annonciateur de nouvelles perspectives pour ce cinéma. Les communautés et territoires ayant contribué à édifier les genres les plus codés du cinéma hollywoodien (western, film noir…) imprègneront encore l’image, mais sous un angle différent, plus autonome peut-être. Cowboys, indiens et autres détectives n’ont plus vocation à servir la ligne droite d’un grand récit universel, mais d’une réévaluation des déterminismes. Le mythe s’est déplacé dans un exercice du quotidien dont la vieille dame qui témoigne au début et à la presque fin de Milestones, offrant comme chacun le récit de toute une vie à un public incertain, serait l’un des plus beaux symboles.
 

                                                                                                      


« La naissance de l’idée de communauté, aux Etats-Unis, s’est faite à la fois dans la joie et dans la douleur. Pour moi, chaque film était en soi la 
création d’une communauté. Une communauté de gestes, le partage du cadre, d’un espace, du temps. Mais quel était le prolongement possible avec le spectateur ? Je ne le savais pas. J’ignorais qui verrait mes films. Ma stratégie était, finalement, celle d’une bouteille à la mer. Un cri dont on n’entendra sans doute jamais l’écho. Dans mon rapport au monde et aux autres, dans mon idée de la société, j’ai toujours été profondément seul. Je n’ai jamais pu ou voulu changer. »² Etrange d’entendre (lire plutôt) ce genre de propos de la part d’un cinéaste, tant leur statut d’auteurs les invite d’ordinaire à faire de la rencontre entre leur film et un public le vecteur plus ou moins secret de leur art. Ford, Hitchcock, Rohmer, Chabrol semblaient penser leurs histoires en intégrant dans leur écriture et/ou leur mise en scène la problématique de l’œil du spectateur, garantissant ainsi une belle audience à plus d’un film – entre autres raisons bien sûr –, sans paraître pour autant renoncer à l’exigence profonde d’ausculter toujours plus l’Histoire à la lumière du contemporain.

Hautes solitudes

C’est que pour Kramer, avant d’être vu, avant de devenir la matière d’un film, la chose enregistrée/représentée se doit, comme nous le disions précédemment, d’être éprouvée, attestée par son isolement, sa solitude même. Prenons justement les deux séquences les plus marquantes, les plus folles d’Ice et Milestones, celles dont la plénitude vaut à la fois comme recentrage (de l’image, du film entier sur un seul point de mire) et débordement (du réel par l’artifice, du simulacre par l’événement et inversement) : la mort en duel du personnage de Kramer ; l’accouchement en direct de l’une des protagonistes du film. D’un côté, la solitude d’un homme reclus chez lui, suite à la castration dont il fut victime après une rencontre malheureuse avec les forces répressives de l’Etat. Fusil en main, il reste aux aguets, surveillant la porte d’entrée dont-ils pressent l’ouverture prochaine. La porte s’ouvre en effet, fusillade dans les deux sens, sauf erreur, personne ne survit.

Mettant en scène sa propre mort, Robert Kramer semble presque, excusez le jeu de mot, chercher à se tirer une balle dans le pied, sinon dans ceux de tous ses alliés. La mort violente de son personnage, celle quelques minutes plus tard, poignardé sur un pont, d’un autre membre de l’opposition participent d’un refus de validation héroïque du mouvement révolutionnaire : la politique, quel que soit le parti que l’on défende, est surtout le terrain d’une promesse constante de défaillance (dans ses propos, dans sa stature). Personne n’est jamais assez préparé à l’offensive ennemie, sachant qu’en définitive, la raison serait moins celle des plus forts ou des plus faibles que d’une force de vie et de mort pouvant s’apparenter, parmi bien d’autres possibles appellations, à une « destinée ».

De l’autre côté, jambes écartées, entourée par toute sa communauté, la jeune femme offre à la caméra sa joie comme sa douleur d’enfanter. Tout nous est « donné » dans sa beauté comme sa laideur, en quasi temps réel, par elle, Kramer et John Douglas (co-signataire du film, jouant par ailleurs le rôle du potier aveugle). Trouble de voir la vie se matérialiser soudain par son origine même, après avoir partagé plus de trois heures avec une jeunesse américaine confrontée au constat d’une impuissance consécutive à l’évanouissement des grands élans (cf encore le dialogue du père et du fils, jouxtant par l’apparent hasard du montage cette scène d’accouchement). Ici aussi, l’image expose le moment à la hauteur de sa perte évidente, l’émotion étant d’autant plus grande qu’elle achèvera de privilégier la dimension documentaire du film. Là où la mort de l’ex soldat lors d’un casse foireux ou le viol empêché in extremis d’une serveuse auront, de par leur structure, leur dramaturgie plus « fabriquée » (plus de découpage, moins de frontalité, etc.) validé l’impression contraire.

                                                                                                           

C’est donc de cette parfaite égalité, cette concurrence des plus loyales entre le cinéma et la vie, la représentation et la captation, l’acte de résistance et la réconciliation, la solitude dans la mort et la solidarité dans la naissance que le cinéma de Robert Kramer, ces deux films de Robert Kramer, tirent leur pertinence politique et artistique, onze ans déjà après sa disparition. Le « sentiment désagréable » évoqué plus haut est ainsi la suite logique de cette impression de rencontre interrompue avec un monde se suffisant à lui-même tout en requérant un certain regard (comment se résoudre en effet à laisser les gens de Milestones vivre la suite de leur vie hors champ, tant ces derniers semblaient ne ressentir aucune douleur à vivre « pour » le film… A moins que ce ne soit a contrario le film qui ait trouvé dans ces vies, dont rien ne certifie jamais la totale authenticité, sa propre raison d’être).

Quelle différence, au final, entre ce type de cinéma, travaillant la durée au corps, se jouant du décryptage difficile du moindre sujet de conversation, des  moindres motifs de confrontation, multipliant les personnages pour mieux différer leur distinction, et les films choraux traversant régulièrement nos écrans depuis ? Quelle différence entre Ice, Milestones, et par exemple Simon Werner a disparu…, l’un des films « événements » de l’actu ciné de cette semaine, dont le principal coup de force repose sur une distribution alternative du premier plan – et par conséquent du statut de « héros » – à une poignée de jeunes filles et de jeunes garçons supposés représenter la jeunesse du début des nineties ? Probablement, de la part des premiers, un potentiel peu égalé d’effacement par la surexposition, une ouverture à l’infini des possibles, au relativisme des trajectoires par le biais d’une cohabitation, une rencontre entre le cinéaste et le monde qu’il expose, s’enquérant heureusement de tout autre chose qu’un trop facile « pourquoi du comment ».

 

(1) "Passer entre les balles, entretien avec Olivier Joyard et Thierry Lounas" in "Cinéma 68" Hors série Cahiers du Cinéma, mai 1998, p.75.
(2) Ibid, p.76.
 
           


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