Chronique des années de braise: une épopée tumultueuse portée à son point d’incandescence

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C’est toute une mémoire collective du peuple algérien que retrace l’odyssée mouvementée du paysan Ahmed, héros mythique d’une épopée visionnaire. Evoquées dans un scope 70 mm en Panavision éblouissant de lumière crue, ces années de braise sont le ferment d’une révolution qui embrase sourdement une population sacrifiée par la colonisation française. La fresque homérique oscille entre une conscience nationaliste aigüe et un lyrisme de tragédie grecque où le réalisateur Mohammed Lahkdar-Hamina se mue en oracle histrionique, voix prophétique et guide spirituel d’un peuple en quête d’émancipation. Analyse…

« Le colonialisme est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence. » (Frantz Fanon)

Le fléau de la famine est plus grand que le fléau de la colonisation

Chronique des années de braise humanise une perspective politique radicale pour tenter d’émouvoir un public passif en l’inclinant à l’empathie et à la colère. Et le pari du réalisateur de Le vent des Aurès (1966) est réussi de ce point de vue.  Dans une expérience cinématique unique,  l’épopée historique, traversée de fulgurances visuelles , met magistralement la lumière sur la période latente (1939 à 1954) qui précède la guerre pour l’indépendance de l’Algérie entamée au 1er novembre 1954 et qui s’achèvera avec l’avènement du FNL , Front National de Libération, et la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962.

 

 

Dans un entrechoquement d’images percutantes, le cinéaste charrie et brasse l’enracinement indéfectible de sa population à la terre algérienne, la mémoire vivante, les querelles des clans tribaux au sein de ces hameaux de paysans frappés par la famine et la puissance coloniale corruptrice.  Mohammed Lahkdar-Hamina, disparu le 25 mai dernier à l’âge de 91 ans, se défend d’avoir fait oeuvre politique engagée. Il démonte les mécanismes de l’oppression coloniale et montre le lent processus de deshumanisation d’une population sous le joug d’une autorité gouvernementale déterminée à lui porter le coup de grâce.

Il brosse le portrait sans fards ni concessions d’une population brinquebalée, exténuée et humiliée, qui se réveille insensiblement de sa torpeur sous la pression insupportable des épreuves à surmonter et le poids incommensurable des années de soumission passive. Le mélange d’acteurs professionnels et non professionnels renforce la sincérité intrinsèque du propos filmique. En six tableaux, les braises parviennent à leur point d’incandescence.

 

 

La spoliation des terres paysannes et l’appropriation de l’eau par le pouvoir colonial en place

Dans cette Algérie rurale des Aurès, la population villageoise est confrontée à une sécheresse indescriptible que Lahkdar-Hamina parvient à éterniser dans la mémoire collective. L’étendue désertique s’étale à l’infini comme une mer de sable ininterrompue. Les cheptels de moutons meurent sur pieds. Les maigres récoltes sont carbonisées par la morsure térébrante du soleil qui prend la population à l’agonie en otage. Les visages hâves et émaciés des autochtones font immanquablement penser à des portraits de Goya. Le paysan et sa famille sont sous tension permanente en quête du bien le plus précieux et rare à la surface du globe que représente l’eau.

Poussée à la dernière extrémité de sa condition miséreuse, la communauté des villageois n’ attend plus que les précipitations. Même l’eau boueuse des bassins d’épandage est convoitée. Son appropriation est l’objet de discordes internes qui viennent éclipser le conflit de la guerre mondiale qui fait rage sur le vieux continent.  Les autorités militaires françaises empêchent l’accès à l’eau à la population locale en dressant un barrage sur le fleuve qu’Ahmed fera exploser une fois qu’il aura rejoint les rangs de la frange révolutionnaire activiste.

Lakhdar-Hamina tend à illustrer cette coutume qu’ont les individus à ignorer une menace d’ampleur telle que l’occupation d’un autre pays tant que le citoyen lambda n’ en est pas lui-même affecté.  Les paysans se voient ainsi confrontés à un dilemme draconien: rester et mourir à petit feu, s’engager dans l’armée française dans une conscription volontaire ou s’exiler à la ville. Héros cornélien, Ahmed va successivement subir ces trois épreuves du feu.  Incorporé, il découvre à son retour un pays exsangue, prêt à s’embraser à la moindre étincelle de discorde. Le paysan et sa famille sont sous tension permanente. Son exode forcé est davantage subi qu’il n’est émancipateur.  Sans qu’il puisse avoir une réelle prise sur eux, Ahmed est balloté d’un événement l’autre.

Le réalisateur envisage le conflit de la colonisation sur le même pied d’égalité que les privations extrêmes infligées aux villageois. Les maux des paysans découlent de cet état de faits. Au détour d’une séquence, un paysan élève la voix contre l’absurdité de l’impasse dans laquelle ils se retrouvent: « Le sang vaut-il la peine d’être versé pour une seule goutte d’eau putride laissée par les colons. » La colonisation est la racine de toutes les affections qui frappent la population algérienne.

Miloud, le prédicateur, clame la Vérité tandis qu’Ahmed, le paysan, combat pour elle

Le cinéaste incarne lui-même, non sans une délectation évidente, Miloud, un prédicateur fou vociférant à tout va qui ajoute une dimension prophétique au destin en marche de ce peuple d’opprimés.  Le personnage, sorte de Moïse illuminé après la lettre, s’enlise parfois dans une certaine théâtralité et rappelle le chorus antique de la tragédie grecque. Miloud clame la Vérité. Ahmed combat pour elle au péril de sa vie. C’est d’ailleurs le conteur fou qui passera le flambeau de la révolte au jeune fils d’Ahmed mort en martyr de la cause indépendantiste.

 

 

Mohammed Lahkdar-Hamina épouse au plus près le regard fruste du paysan algérien indomptable qui peine à vendre sa  seule force de travail pour nourrir sa famille. Tandis qu’il affronte coup sur coup l’infertilité d’un sol aride, son incorporation dans l’armée française, une vague de  fièvre typhoïde, sa conscience hébétée s’éveille peu à peu à la réalité. Le point de vue privilégié du film est celui d’Ahmed qui assiste, impuissant à l’emprise coloniale, la spoliation des terres mais prend une part active à l’embrasement révolutionnaire dont il devient l’un des martyres de la résistance au colon oppresseur.  Dans cette conjonction de forces antagonistes insurmontables qui l’assaillent,  la révolution latente apparaît comme le seul levier d’action pour éradiquer ce fléau de la colonisation.

Nécessité vitale et idéologie révolutionnaire

La lutte pour la survie est la force qui conduit la révolution. La radicalisation d’Ahmed est le fruit de la nécessité vitale et non de l’idéologie. Les autorités coloniales et les colons font obstacle à la perspective d’une existence meilleure. L’espoir en un renversement de gouvernement est flagrant dans la séquence où les paysans décrètent comme un seul homme que Hitler ferait un meilleur  gouverneur que l’autorité en place.

 

 

La geste épique d’Ahmed pêche toutefois par un effet de dispersion. Les péripéties qui rythment l’errance du héros diluent toute identification possible dans une collision de micro évènements qu’impose leur chronologie. Le destin erratique du héros le conduit de la ruralité à la vie citadine contrainte en passant par son enrôlement dans le conflit international de la seconde guerre mondiale. Le champ visuel est sans cesse déplacé et le format du cinémascope 70 mm, par sa dimension et l’anamorphose de son image, élargit le « centre de gravité » du récit dans tous les sens du terme.

L’Algérie est l’un des nombreux pays arabes qui lutta pour exprimer les réalités d’un passé dérangeant par le truchement du cinéma. L’indigence de la population rurale et les privations qu’elle générait occultèrent tout en le désamorçant le message politique sous-jacent. Le film emporta le grand prix du Jury à Cannes .Un pays tiers-mondiste comme l’était l’Algérie et sa jeune industrie cinématographique se confrontaient pour la première fois au cinéma international. La critique française fut laudative en son ensemble à l’endroit du film dans un conformisme bienpensant. Rétrospectivement, la controverse vînt davantage de la critique et des réalisateurs algériens qui manifestèrent leur ressentiment vis à vis d’une « épopée extravagante » au coût exorbitant de production profitant indéniablement à la qualité visuelle de sa cinématographie. Le sponsoring alloué au film par le gouvernement algérien devait engloutir trois années de budget cinématographique.

Qu’est-ce qui aura bien pu conduire une certaine frange nationaliste de la population à sacrifier leur  vie au retournement d’un système corrupteur en faveur de la lutte armée pour une cause indépendantiste ? Mohammed Lahkdar-Hamina tente de répondre en filigrane de sa fresque monumentale. La population algérienne ne fut pas composée que de pions dociles sur un échiquier politique mais d’ individus de chair et de sang poussés à un point de rupture critique.

A l’heure où les liens diplomatiques entre la France et l’Algérie n’ont jamais été aussi distendus, ce film nécessaire vient raviver la mémoire d’une plaie encore béante entre les deux peuples et qui n’est pas près de se refermer…

Chronique des années de braise ressort en salles dans une copie restaurée 4K sous l’égide du distributeur Les Acacias à compter du 6 août prochain.

NDLR: ce contenu rédactionnel a été dûment élaboré par un chroniqueur sans l’assistance de l’IA ou d’un quelconque algorithme. 

Titre original : Waqa i sanawat ed-djamr

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