Bong Joon-ho, chercher l’origine du mal

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Regard sur les créatures monstrueuses du cinéma de Bong Joon-ho et leur fonction de révélateurs.

Nouvelle tête

De tous les jeunes auteurs apparus en Corée du Sud au tournant des années 2000, Bong Joon-ho est celui qui a le plus bénéficié des faveurs du public coréen. Ses trois derniers long-métrages, Memories of murder (2004), The Host (2006) et Mother (2010), après l’échec relatif de son premier Barking Dogs Never Bite (2000), ont en effet réussi à réunir chaque fois plusieurs millions de spectateurs dans leur seul pays d’origine, The Host restant à ce jour le plus gros succès de l’histoire du box-office sud-coréen. Il occupe aujourd’hui au sein de cette cinématographie une position centrale, au croisement des cinémas d’auteur et grand public. Homme de festivals (il présidera cette année à Cannes le jury décernant la Caméra d’or) et réalisateur de blockbusters (The Host, film de monstre), il incarne un peu, à l’image d’un Shyamalan aujourd’hui – autre cinéaste brillant qui émergea à la même période – une manière amoureuse de jouer avec les genres populaires faisant merveille (dans son cas, la comédie, le policier, le fantastique et le drame télévisuel). Autre point commun : c’est un cinéma qui joue constamment de ruptures de tons, où le drame côtoie la bouffonnerie, faisant coexister les extrêmes pour mieux se forger une place médiane.

Bong Joon-ho fut découvert en France en 2004 au Festival du film policier de Cognac, où il obtint quatre récompenses (dont le Grand Prix) pour Memories of Murder. Le film sortit en salles la même année. On est alors en plein boom du cinéma sud-coréen. Deux sœurs de Kim Jee-woon emporte le Grand Prix du Festival du cinéma fantastique de Gérardmer, Old Boy de Park Chan-wook le Grand Prix à Cannes. Sortent également sur une période resserrée les films de cinéastes déjà reconnus : Oasis de Lee Chang-dong, Printemps, été, automne, hiver… et printemps de Kim Ki-duk, ainsi que deux films de Hong Sang-soo, Turning gate et La femme est l’avenir de l’homme. L’heure est à la curiosité pour cette cinématographie. Le contexte est favorable à l’émergence d’une nouvelle salve de jeunes auteurs dont Bong restera l’un des plus éminents représentants.

Replongeant au cœur de la période trouble et transitoire de la fin des années 80, Memories of Murder s’inspire d’un fait-divers survenu dans une petite ville située près de Séoul. Entre 1986 et 1991, dix femmes y furent violées et tuées. Seuls points communs : les victimes portaient du rouge et il pleuvait au moment de chaque crime. Le coupable ne fut jamais identifié. Après un Barking Dogs Never Bite peut-être encore trop maniéré (présent en 2001 au festival de San Sebastian, mais demeurant malheureusement aujourd’hui encore inédit en France), le film impose un style et une maturité qui sont aussitôt reconnus. La suite de sa filmographie assoira son statut, chacune de ses œuvres frappant par son ambition esthétique et son originalité. Une constante : donner à voir les signes d’une culpabilité originelle.

Des bêtes horribles

Un laboratoire militaire. Deux scientifiques : un américain et son subordonné coréen. L’officier passe avec dégoût son doigt sur un bocal de formol recouvert de poussière. Maniaquerie tout autant que perversion, il ordonne à ce que l’ensemble du stock de ces bouteilles sales soit vidé dans l’évier. Face aux protestations de son collègue, arguant que le liquide sera immanquablement déversé dans le fleuve Han, il réplique : « Le fleuve Han est très large. Soyons larges d’esprit. » Cette courte scène ouvre The Host. On y entre ainsi à l’image de ce personnage coréen dont le visage se charge d’incrédulité face à ce qu’on lui demande : étourdis par les absurdités d’un monde qui se met à délirer. Les plans suivants font naître la créature en quelques minutes, tout d’abord têtard bizarre attrapé puis relâché par deux pêcheurs, ensuite vision incertaine saisie dans le remous du fleuve par un homme d’affaires au moment de son suicide, enfin monstrueuse grenouille à la mâchoire avancée jetée sur les berges frappant, happant, dévorant de malheureux badauds se prélassant au soleil.

En quelques plans, le film a accouché d’une bête horrible, enchaînement qui va présider à une vision très critique de la société coréenne. Le monde de Bong, sociologue de formation, semble ainsi ne jamais pouvoir échapper à une certaine déréliction. Dans The Host, la créature, dont la trajectoire épouse le réseau sinueux, métallique et sale des égouts de Séoul prend le contrepied de l’image d’un pays au rayonnement économique grandissant en faisant plonger sa capitale dans une situation de crise et en dévoilant sa pourriture intestine. Véritable incarnation, à la manière d’un Godzilla, d’un état de catastrophe écologique provoqué par l’Occident et rejaillissant sur les pays occupés – la Corée du Sud étant soumise à un droit d’intervention américaine du fait de sa frontière avec la Corée du Nord –, la bête révèle un Etat où la corruption reprend vite ses droits et où l’ingérence U.S. se faisant au mépris de tous les droits se justifie par la pure et simple invention d’un virus qui serait porté par la créature et la phobie qui en résulte.

Autre film, autre monstre, le tueur insaisissable de Memories of Murder fait entrer dans le quotidien d’une équipe de policiers incompétents, sans moyens et dont les méthodes douteuses (invention de preuves, passages à tabac systématique des suspects, puis arrestation de l’idiot du village à seule fin de briller devant la presse) prolongent sans mal les pratiques du régime militaire alors en place. Alors que les victimes s’accumulent, la confusion puis le trouble s’installent chez le trio d’enquêteurs. Les hypothèses et méthodes les plus absurdes se succèdent avec une certaine ironie – recours à la voyance, enquête sur les hommes sans poils – dont la répétition contraste avec celle des crimes, sans cesse plus horribles. Le tueur reste une ombre dont la dimension malfaisante finit par toucher au fantastique.

Le film bascule alors dans un état d’incertitude où tout signe devient suspect. Comme dans The Host, le temps s’étire après un premier tiers fulgurant. Les corps disloqués abandonnés dans la campagne apparaissent comme le résidu énigmatique et abject d’un monde au bord de la rupture. Dernière scène du film : au début des années 2000, l’un des enquêteurs, entretemps devenu représentant de commerce, revient sur les lieux de la découverte de la première victime. Répétant son geste d’alors, il se penche pour regarder dans le trou où reposait un corps quelques années plus tôt. Une petite fille s’adresse alors à lui : la semaine précédente, dit-elle, un autre homme est venu au même endroit pour se souvenir de ce qu’il y avait fait. Une fin énigmatique qui ranime le ressassement. Impossible d’enterrer totalement le passé. Le cinéma de Bong montre une Corée qui voit constamment ressurgir les violences et les morts de la dictature (les manifestations étudiantes réprimées dans le sang au début des années 80 y sont évoquées à de nombreuses reprises), à la manière de cette scène impressionnante de The Host dans laquelle le monstre vomit les ossements de ses victimes.

Un monde au bord de la folie

La névrose et la bêtise sont les autres modalités du dérèglement chez de Bong Joon-ho. Shaking Tokyo, épisode réalisé pour le film à sketches Tokyo ! (2009), présente un monde en plein ébranlement. Le héros est un « hikimori », associal maladif qui n’a pas passé sa porte depuis une dizaine d’années. Chez lui s’accumulent toutes sortes de choses, rouleaux de papier toilette, boîtes de pizza vides empilées avec soin, réserves de nourriture rangées avec la plus grande méticulosité. Sa maison est une véritable forteresse contre le désordre. C’est aussi un temple de la bêtise voué à une introspection pourrissante et sans fin. L’histoire est très simple, presque naïve : alors qu’il croise le regard d’une livreuse de pizzas, le monde se met à trembler. Amoureux, il décide de la retrouver. Il sort. Dehors, les rues sont vides. Les tremblements de terre se multiplient. La vision du cinéaste se fait ici plus mélancolique qu’à l’habitude.

Mais son Tokyo dépressif rejoint finalement le Séoul de The Host, en donnant à voir une modernité rongée par un malaise profond. Seule issue ? Des gestes manqués, des ratages échappant à tout contrôle : un regard échangé contre toute attente, un évanouissement involontairement provoqué. Les maladresses pulullent ainsi chez Bong. Elles introduisent habituellement une ironie salvatrice : un officier dérape et se ridiculise juste avant une annonce officielle dans The Host, un coup de pied donné en direction d’un retroviseur aboutit à une chute lamentable dans Mother, le commissaire de police se casse la figure en glissant sur un talus près de la scène du crime dans Memories of Murder, dans un temps particulièrement dramatique… Corps, appareils, le monde est plein de petites choses qui ne marchent pas comme on le voudrait. Les personnages sont laborieux, en lutte constante contre une pesanteur absurde. Leurs ratés plus ou moins ridicules, plus ou moins tristes, font en grande partie le prix du travail de ce cinéaste. Ils introduisent dans chaque scène une part d’incertitude qui refonde le récit, ouvrant de nouvelles voies comiques ou dramatiques.

Mother va s’intéresser à une troisième créature à l’étrangeté tout aussi prégnante que celles de Memories of Murder et The Host : une mère entretenant une relation quasi-incestueuse avec son fils, Do-joon, un jeune adulte attardé mentalement. Il fait appel pour ce projet à l’actrice Kim Hye-ja, particulièrement connue en Corée pour avoir à de nombreuses reprises tenu des rôles de mères-courage dans des séries télévisées. Bong prend le contrepied de cette image en en faisant une figure sombre et profondément névrosée. Lorsque Do-joon se trouve accusée du meurtre d’une lycéenne, celle-ci se lance dans une enquête visant à l’innocenter. La scène du meurtre se développe suivant l’idée d’une image manquante. Elle introduit l’amnésie de Do-joon quant à l’événement par une rupture laissant aussitôt soupçonner l’existence d’une béance horrible dans la mémoire du personnage. Mais fut-il tueur ou simplement témoin ? La quête de la mère va dès lors s’apparenter à une véritable descente aux enfers, révélant une conscience coupable étendue à l’échelle de sa petite ville de province. Ici encore, la monstruosité se trouve associée à un devenir visible des fondements corrompus de la société. Face à cette mort, chacun possède sa part de culpabilité. Ici, l’impossible oubli ouvrira sur la folie.


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