Que faire lorsqu’un souvenir vous obsède et vous échappe ? Cette question était au cœur du documentaire d’animation Valse avec Bachir, de Ari Folman. Pour tenter de se remémorer une fraction de son passé – « qu’ai-je fait à Beyrouth, en 1982, lors du massacre des réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila ? » – le personnage-réalisateur partait à la recherche de ses anciens compagnons d’armes afin de recueillir leurs précieux témoignages. Dans une logique très psychanalytique, Valse avec Bachir liait les mots aux souvenirs, le verbe aux images oubliées. Aloïs Nebel prend le parti contraire. Son protagoniste, chef d’une gare de province tchèque dont la petite moustache dissimule un sourire crispé, se mure dans le silence. Pourtant, un souvenir le hante, lui aussi : l’expulsion des Allemands des Sudètes en 1945. Après la chute du Troisième Reich, la minorité allemande qui peuplait les régions frontalières de la Tchécoslovaquie fut spoliée de ses biens et chassée manu militari. Aloïs n’était alors qu’un enfant, témoin impuissant d’un crime de guerre supplémentaire. Mais cette impuissance le torture, l’étouffe. La lumière éblouissante des trains qui entrent en gare redonne vie aux spectres du passé et le fait sombrer, doucement mais sûrement, dans la folie. Si Ari Folman cherchait dans les mots d’autrui la clé de sa mémoire et son propre salut, Aloïs Nebel n’a plus qu’un rapport mécanique à la parole, prononçant inlassablement des noms de gare et des horaires de train. Son mutisme fait écho au traumatisme d’un pays qui ne parvient pas à se pardonner ses erreurs.
Petit bémol : en adaptant la bande-dessinée de Jaroslav Rudiš au cinéma, Thomas Lunak a renoncé à la voix intérieure du héros, qui commentait et expliquait les situations. De ce fait, l’intrigue d’Aloïs Nebel peut paraître obscure au spectateur français qui ne l’appréciera pleinement qu’après avoir feuilleté un bon livre d’histoire. Mais sa beauté esthétique, elle, ne connaît aucune frontière.