« Je n’ai pas fait la guerre, elle m’a fait. » (Youcef Sebti)
Ils sont deux dans la voiture et roulent en direction du Sahara et jusqu’à la fin, ils resteront ensemble. Lofti (Lyes Salem) et S. (Slimane Benouari), deux amis, quittent Alger et se dirigent dans le sud de l’Algérie de 1994. S. est malade, il a des hallucinations, alors Lofti essaye de le sauver en fuyant la ville et en l’isolant du monde. Ils n’ont pas de valises, seulement un sac avec quelques vêtements de rechange et une arme à feu cachée au fond. Dans ce désert vers lequel ils se dirigent se cache un terroriste dont ils ont le nom et la photographie, Abou Leila.
Le premier long métrage d’Amin Sidi-Boumédiène est fait de plusieurs réalités. Les personnages vivent dans le réel de leur époque mais habitent aussi des cauchemars, se perdent dans l’abstraction du désert et revivent des traumatismes passés. A de nombreuses reprises, le cinéaste y égare Lofi et S., et par sa mise en scène brouille les pistes. Petit à petit la confusion des personnages contaminera l’image et il ne restera alors d’autre choix que de les suivre sans même savoir où ils vont et où ils sont. Pourtant, il ne fait aucun doute que le long plan séquence qui introduit Abou Leila se passe dans notre réel, celui du cinéaste, des acteurs et de ses spectateurs. On nous l’indique clairement : « Alger, 1994 ». Durant cette ouverture, Amin Sidi-Boumédiène choisit de filmer le plus longtemps possible sans couper son plan. Il suit un personnage de l’intérieur d’une voiture jusqu’à la rue ; du milieu de la chaussée jusqu’à la porte d’une maison. Celui qu’il suit est le terroriste que l’on cherchera durant tout le film, Abou Leila, et Amin Sidi-Boumédiène le filme alors qu’il assassine un homme devant sa femme. La caméra bouge, tourne, se cache derrière la porte d’une voiture pour se protéger des coups de feu de la police car elle agit de la même manière que la caméra d’un correspondant de guerre. A travers elle, Amin Sidi-Boumédiène annonce en quelques minutes sa position par rapport au reste de son film et les images qu’il capture font office de témoignage : quoi qu’il se passera après pour les personnages de Lofti et S., l’Algérie de la décennie noire, Alger en 1994, c’était ça. Si la violence est au centre de son film, elle a été également au cœur du pays pendant plusieurs années et cette introduction qui semble également rejouer par son immersion la fusillade d’un film de braquage (Amin Sidi-Boumédiène fait intervenir plusieurs genres dans Abou Leila), est également une mise au point. Si Lofti et S., chercheront à fuir, Amin Sidi-Boumédiène ne laissera jamais de côté cette réalité de la guerre civile algérienne. Cette scène devait absolument être filmée afin de concrétiser une violence qui par la suite sera traitée différemment (à travers la folie, la schizophrénie et d’autres réalités). Quelques années plus tôt déjà, dans son court métrage Demain Alger (2011), un jeune homme quitte Alger en 1988 et refuse de dire au revoir à ses amis qui eux restent. En écho à Abou Leila, son père lui dit que quand il reviendra, dans quelques années, « ils auront beaucoup changé ». D’une certaine manière, le premier long métrage d’Amin Sidi-Boumédiène raconte l’histoire de ceux qui sont restés.
Durant les 135 minutes d’Abou Leila, Amin Sidi-Boumédiène enfonce ses deux personnages dans un espace immense et ouvert qui finira pourtant par les enfermer. Le cinéaste ne semble filmer qu’une seule route mais si le Sahara prend rapidement des allures abstraites de labyrinthe, c’est que tout ce qui se trouve à l’écran est vu à travers les yeux de Lofti et S. Leur perte de repères transforme ce qui se trouve à l’intérieur du cadre, et le paysage autour, auquel ils pourraient se rattacher, est de plus en plus fuyant. Amin Sidi-Boumédiène construit son film à travers l’évolution émotionnelle de ses personnages et non autour d’une véritable évolution narrative ainsi, ce qui compte n’est pas ce qui se terre au fond du désert mais ce que Lofti et S. y deviendront. Ils voulaient s’y cacher, mais le désert fera ressortir d’eux toute la violence du pays et de leur époque. Comme dans un road movie du nouvel Hollywood, Amin Sidi-Boumédiène filme des hommes qui, en voulant fuir le monde, se retrouve en son parfait centre. En construisant ainsi son film autour de ses deux personnages principaux, le cinéaste en demande beaucoup à ses acteurs qui seront de tous les plans et qui devront jouer nombre de scènes éprouvantes. Si cela fonctionne aussi bien, c’est que l’on sent une véritable complicité entre Lyes Salem et Slimane Benouari mais aussi car Amin Sidi-Boumédiène a réussi à écrire son film sans privilégier l’un plutôt que l’autre. Durant les scènes où l’un des deux est seul, l’autre n’est jamais oublié et lorsque dans la dernière partie ils se retrouvent pendant un moment séparés, le sentiment de vide est si fort qu’il est impossible de ne pas penser à l’absent.
Dans la fuite en avant que représente Abou Leila, revient également des souvenirs des écrits de Joseph Conrad. En voyant Lofti et S. s’enfoncer profondément dans un paysage qui leur est de plus en plus étranger et inhospitalier, on pense au Cœur des ténèbres, à La folie Almayer, au Paria des îles. On pense à tous ces personnages qui, consciemment ou non, sont partis découvrir un monde différent du leur pour au final trouver des réponses sur eux-mêmes. « Tout brin d’herbe a son coin de terre dont il tire vie et force ; de même l’homme est enraciné dans le sol natal dont il tire sa foi aussi bien que sa vie » écrit Joseph Conrad dans Lord Jim. Lofti et S. ont beau être en mouvement et essayer de ne jamais s’arrêter, Amin Sidi-Boumédiène filme parfaitement comment la fuite doit prendre fin et de quelle manière le sol natal, « ce qui nous enracine », doit les rattraper. De la même manière également que l’a écrit Joseph Conrad, le cinéaste filme ce qui se passe lorsqu’une fois arrivé on s’arrête. Les récits de Joseph Conrad portent toujours en eux la promesse d’une rencontre. Au cœur des ténèbres, La folie Almayer, Le paria des îles, La rescousse ou Lord Jim ne sont pas des romans de voyage. S’il y a une rencontre qui se dessine au fil des pages, ce n’est jamais avec un pays mais avec l’Autre. Les plus beaux moments d’Abou Leila sont ceux durant lesquels une rencontre se produit. Lofti et S. croisent l’acteur Samir El Hakim sur la route, au beau milieu du désert alors qu’un accident de voiture devant eux voit mourir un enfant. Lofti rentre dans un bar hors du temps où le barman ne veut de lui qu’une seule chose, qu’il parle et lui donne des nouvelles du nord du pays. Loin de la route, S. croise le chemin d’une photographe venue comme lui se perdre ici, loin de tout. La dureté, la violence et l’inconfort d’Abou Leila n’arrive pas à détruire ces scènes qui plus que des respirations dans le récit, semblent être, sans en avoir l’air, le cœur même du film. Au milieu du Sahara, Lofti et S. ont emporté avec eux toute la violence de ces années-là pour aller s’y auto-détruire. Dangereux et violent par nature, le désert est prêt à les accueillir mais ce à quoi ils ne pouvaient s’attendre, c’est d’y trouver d’autres qu’eux. Comme l’écho du plan séquence de l’ouverture, « Alger, 1994 », au fond du désert se trouve tout un pays.
Disponible en DVD chez UFO depuis le 2 février 2021.