11 fois Fatima

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Un film trop doux dans sa mise en scène qui n’ose pas raconter ce qu’il nous raconte : la longueur de la route nous endort au lieu de nous faire vivre une expérience aux limites du corps et du collectif.

Le rituel nous endort

Des milliers d’hommes et de femmes se rencontrent et se rassemblent chaque année autour d’un voyage à pied qui les mènera, après des dizaines de jours, à Fatima, capitale spirituelle du Portugal. Fatima, c’est le lieu de la Vierge, de la prière, du repos : João Canijo décide de filmer un groupe de femmes ayant décidé de marcher ensemble, dans un effort commun et ce malgré le manque d’hygiène, de forces et parfois de sympathies entre quelques-unes. Munies de leurs gilets jaunes – rendus obligatoires sous peine d’amende –, elles parcourent des routes quasi identiques, par tous les temps, en file indienne, en chanson ou en silence, c’est selon. Le gilet jaune, symbole contemporain de la colère pour ceux qui veulent sortir de la mêlée et s’exprimer, est ici employé à l’inverse : il faut endosser ce gilet pour respecter l’ordre. C’est bien cela qui gêne : hormis la présence d’une marcheuse au tempérament « gilet jaune », toutes s’accommodent de ce voyage poussant aux limites de son corps et de sa psyché. 11 fois Fatima est un film dans le rang, qui marche en file indienne, qui ne dépasse pas et surtout enfile son gilet pour ne pas se prendre une amende ; en installant un rituel de marche et de vie, il nous fait vivre non pas une expérience spirituelle, mais religieuse, et ce groupe de femmes toutes singulières – comme en témoigne la séquence de la douche commune où ces corps tous différents se succèdent sous l’eau brûlante –, vient se fondre en une même masse que cache les gilets de sécurité au lieu de les rendre visibles. Il en est de même pour la mise en scène. Que ce soit dans ses cadrages – trop soumis à la règle du genre docu-fiction, qui veut être réaliste sans tromper son spectateur, et donne souvent une mise en scène tiède – ; son récit et ses personnages trop peu singuliers pour nous rester en mémoire. Rien ne nous touche vraiment, rien qui colle à nous, qui nous transporte, qui nous pénètre ou qui nous reste. Si la longueur du film, ses longs travellings menant nulle part et sa monotonie, font de notre expérience une épreuve, on n’a pourtant pas la sensation de vivre un pèlerinage, de traverser le film ou la route, mais plutôt d’être condamnés à voir se répéter, tel Sisyphe et son rocher, la même succession de séquences, dans une attention et un investissement frisant l’indifférence. Comme ces femmes qui chantent à tue tête « un pas fait n’est plus à faire », le spectateur avance à pas de fourmi dans ce film qui se laisse dérouler.

 

 

Un dispositif qui appauvrit quand il pourrait tout faire péter

11 fois Fatima possède une dramaturgie typique du docu-fiction : son rythme n’est jamais pris globalement, il cède à l’écueil des séquences « tranches de vie », qui jamais ne font décoller le récit au-delà d’un léger sursaut. Des problématiques internes à chaque séquence, rien ne surgit, rien ne pose problème, rien n’est retenu : on est dans une posture passive de l’attente, on regarde sans voir. Chaque séquence est quotidienne, et met en scène des préoccupations certes concrètes et intéressantes parce qu’elles ramènent un effet de réel dans cette expérience en apparence spirituelle ; mais le manque de vision sur l’ensemble de son film donne à penser que son réalisateur ne comprend pas clairement ce qu’il souhaite raconter. L’énergie dans laquelle nous sommes plongés empêche au film de grandir, de se développer, puisqu’on ne nous donne que des bouts, des morceaux de vie traversées et vécues, pour construire finalement quelque chose de fade et de décevant. Si le film est construit comme une docu-fiction, muni d’un dispositif sobre et fragile, il ne prend pas du tout en charge cet aspect là dans son propos et s’appauvrit alors qu’il y a de la beauté et même de la colère dans une telle démarche. Le cinéaste n’est pas ici un « œil au-dessus du puits » (Robert Daudelin et Johan Van der Keuken) mais un simple passant qui manque de vision en plusieurs dimensions. Si l’idée de filmer un pèlerinage est l’occasion d’une épreuve et une expérience physiques venant stimuler l’intellect, la conscience, la psyché et les sens, 11 fois Fatima échoue en cela. L’ennui n’est pas métaphysique comme dans le cinéma de Chantal Akerman par exemple, mais plutôt de l’ordre du divertissement, car il détourne et empêche d’accéder à une forme de réflexion. La spiritualité tant recherchée par ces femmes n’est pas touchée du doigt par cette esthétique du quotidien, du commun, de l’impersonnel, et quand vient la fin du périple avec toutes ces bougies et ces chants, ces retrouvailles avec la Vierge ne sonnent pas la fin d’une angoisse ou la paix et l’immobilité enfin retrouvées, mais plutôt comme la porte de sortie, l’issue dramatique qui vient clore grossièrement le récit. Si les plans sont beaux et inattendus – la foule en vue aérienne comme des petites fourmis éclairées par des allumettes –, le film passe et glisse sur nous.

 

 

Céu, une héroïne moderne qui sauve le film

Une femme sort du lot : il s’agit de Céu, incarnée avec fougue et caractère par Anabela Moreira, qui vient dynamiter le groupe par ses humeurs et sa volonté autoritaire de s’exprimer. A plusieurs reprises, le chœur des femmes s’exprime à l’unisson pendant que Céu, elle, refuse le consensus et se confronte à la parole hégémonique du collectif pour faire entendre la sienne propre. Nous sommes dans une configuration classique du chœur antique auquel vient se mesurer la voix individuelle d’un comédien. A contresens du groupe, Céu dérange, elle questionne, divise, traverse de part en part cette expérience là où les autres femmes ont une trajectoire beaucoup plus univoque et consensuelle. Céu est dissidente – son gilet jaune n’est pas du même jaune que les autres, elle est une torche incandescente dans la nuit, là où celui des autres est un attribut corporatif. Le corps collectif fait face au corps singulier, mais chacun pose la même question : que doit primer ? Quand les blessures s’accumulent, que le corps est en danger, qu’il est surestimé, où qu’on ne l’écoute pas : Céu, blessée et heurtée, prend la parole pour faire entendre les failles du corps collectif, à l’occasion d’une plainte au sujet de ses genoux. En explorant ses émotions, elle vient demander au reste du chœur ce que chacune n’ose se demander : que diable allaient-elles faire dans cette galère ?

 

La réponse, c’est Ana-Maria, autre figure charismatique du groupe, qui vient l’apporter : lors d’une dispute tardive en marge du groupe, dans un lieu irréel de type parking abandonné aux éclairages blancs duveteux, Ana-Maria vient donner à Céu la clé du film et par là, l’intention de son auteur. « Nous sommes là pour vivre ça ensemble, toutes ». Céu est un caillou dans la chaussure, elle dérange, ce qui fait d’elle le personnage peut-être le plus complexe et travaillé de ce récit où les personnages sont trop interchangeables, du fait de la maigreur de leurs singularités – on ne sait rien d’elles en-dehors de leurs problèmes ponctuels liés à la marche. Dans un récit aussi porté par l’idée du voyage et de la traversée, il est capital d’avoir des personnages comme celui de Céu, pour prendre du recul et s’interroger, au lieu de s’aliéner et s’abrutir à regarder la route défiler et les jours se ressembler. Seules la séquence citée plus haut et la prière finale, éclairée à la bougie dans cette immense foule rassemblée pour chanter, regardant uniformément vers le même point de fuite, le film reste plat, il rase le sol et n’en décolle presque jamais. Hormis ces quelques morceaux dramatiques qui élèvent le film au-dessus de la route nationale interminable qu’elles foulent en rechignant pendant plus de deux heures, c’est le calme plat : et ce n’est pas en ennuyant son spectateur qu’on lui fait vivre le temps de l’action autrement. Au contraire, on se désolidarise du film, on le perd, on lui tourne le dos. On reste spectateur, des images et des sons défilant sous nos yeux à moitié endormis.

 

Titre original : Fatima

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Durée : 154 mn


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