Introduction au cinéma de Guy Debord et de l´avant-garde situationniste

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Le premier problème, et le plus fondamental, qui semble se poser lorsque l´on veut se confronter à Debord, est la possibilité même de parler de << ses films >>, de << ses écrits >>, de << ses actions >>, la possibilité de tenir un discours critique à son égard sans se sentir du même coup englobé par l´attitude même qu´il dénonce et met en exergue dans toute son oeuvre, c’est-à-dire dans toute sa vie.

Cette distance, cette prudence que l’on s’impose presque spontanément, tient moins à la peur de ne pas bien le comprendre, de ne pas le traiter pertinemment, qu’à la place qu’aura notre discours dans le « système » qu’il a mis en avant, qu’à la manière dont nous même sommes tributaires de la « société du spectacle ». Car cette distance que nous mettons entre le discours critique sur un « objet » précis, et la vie même dans laquelle aussi bien le discours que l’objet s’inscrivent, a tendance à nous renvoyer, sans doute dans une faible mesure, mais tout aussi désagréablement, à l’ouverture de Guy Debord, son art son temps, à ces critiques qui, insistant sur la dimension « paranoïaque » du livre La société du spectacle, ne font finalement que conforter une telle thèse (moins par le montage, ici, que par ce qu’ils disent, par la manière dont ils en parlent).

Traiter l’œuvre de Debord comme un objet à part entière, isolé, décontextualisé, coupé de la vie, n’est-ce pas une manière de l’intégrer, de le récupérer au sein du système qu’il a toujours dénoncé ? Cette aporie devant laquelle on se trouve avec Debord (ne pas pouvoir le traiter comme objet à part sous peine de le dénaturer, de la dévitaliser et de l’intégrer à ce qu’il combattait), s’était traduit chez lui par l’interdiction, après l’assassinat de son producteur, de la projection de ses films : volonté ici de ne pas se faire rattraper par une industrie qui permet de moins en moins d’indépendance (au niveau du film, mais aussi du lieu de projection ou de son environnement), et cela même au prix de priver « le très petit nombre de personnes qui pourraient avoir le désir (mais jamais le besoin) de les voir ». Ainsi, la situation du spectateur, à ce tout premier niveau, est déjà inconfortable : cette position ne fera que se confirmer au niveau même de la forme de ses films. Il s’agit alors moins de critiquer ou de louer la pertinence de ce qui est énoncé, dénoncé dans son œuvre, que de voir de quelle manière s’imbriquent art, vie, intimité, critique dans chacun de ses films, et d’où vient l’efficacité de ses films au regard même de cette imbrication et du mouvement dans lequel ils sont pris. On pourra se rassurer, avec ce que Debord, parlant de ses films, dit : « On pourra peut être les voir, çà ou là, après ma mort ; car chacun pourra alors faire ce raisonnement que je n’aurai plus aucune responsabilité dans l’anecdote. » C’est qu’il s’agit bien de renouer la vie, les actes de chacun avec l’art, la politique ; dépasser les distinctions pour tout inscrire dans une même dynamique.

Quel statut donner alors à un livre tel que celui d’Antoine Coppola qui vise, comme l’indique très simplement son titre, à introduire au cinéma de Guy Debord et à l’avant-garde situationniste ? C’est qu’il faut voir ce livre tel qu’il se donne : si critique il y a, c’est au sens premier du terme de trier, évaluer, analyser. C’est bien là une introduction à Debord qui, en retraçant les différentes phases de sa pensée et donc de sa pratique de manière presque historique, donne certes au lecteur des « indices » pour lire et voir Debord, sans jamais évacuer l’effort nécessaire qu’il aura à fournir. Ce sera au lecteur, au spectateur, de réactualiser et de se réapproprier la pratique de Debord.
Car la difficulté à écrire sur Debord est bien pointée par Coppola, et ce dès son introduction : c’est bien un mouvement vers l’avant –pour le spectateur, pour le lecteur- qui doit être visé, sans quoi il n’y aurait que momification d’une pensée pourtant toute tournée vers l’actualisation, qu’institutionnalisation de l’art coupé alors de la (de sa ?) vie même : « seule la perspective d’un dépassement fait que nous écrivons et réécrivons sur le cinéma de Debord : un dépassement qui a besoin de connaître les armes mises au point par le passé pour aiguiser ses propres armes pour le présent. »

C’est ainsi très clairement et simplement qu’Antoine Coppola se confronte à la théorie situationniste et à l’œuvre de Debord : après une introduction qui est aussi, on l’a dit, une mise en garde pour le lecteur, le livre se divise en cinq « parties », en un mouvement naturel allant précisément de la théorie à la pratique.
Les situationnistes sont d’abord remis dans un contexte historique par rapport à leur thèse sur le cinéma : différant des dadaïstes aussi bien que des surréalistes, deux projets sont les leurs et pointés par Coppola : « le premier projet, celui de cinéma situationniste, est remis à plus tard car il est impossible dans cette société aliénée ». Le second, pour le présent, celui d’un cinéma vu comme outil et cible de la critique, dont la « pratique doit porter les marques de son autocritique. »
La théorie du détournement, étudiée dans un second temps, est justement ce qui permet de réaliser ce cinéma et Coppola, en définissant cette théorie, met bien en exergue les enjeux et effets de ce détournement au sein de l’oeuvre de Debord. A articuler autour du projet de révolution de la vie quotidienne, le détournement, qui est renversement et non plus inversion, permet de créer de nouvelles relations et permet la production de sens.

Ainsi, quatre phases dans le cinéma de Debord sont définies par Coppola dans sa troisième partie. Cette distinction en phases, à première vue purement (et seulement) historique, permet en fait à l’auteur de mettre en avant non seulement le monde dans lequel il s’inscrit (et quoi de plus important puisqu’en effet l’art et la vie ne doivent faire qu’un), mais aussi l’évolution d’une pratique du cinéma chez Debord, et de pointer en même temps ce qui, noyau dur de sa pensée, demeure tout au long de son œuvre.
La quatrième partie, Pratique de la théorie II, une analyse du film lettriste debordien, s’attache alors à cette pratique de la théorie, s’arrête sur « le » film debordien pour essayer d’en montrer la forme. Ici encore, des précautions sont à prendre : non pas isoler le film comme objet à disséquer, mais bien le prendre tel qu’il se donne pour y voir la production de sens. L’analyse des pratiques semblera très (trop ?) théorique, nous dit Coppola : c’est que « dans ce cinéma la production de sens est grande et essentielle », et il faut s’arrêter à toutes les relations qui font sens. Ainsi du titre, du syncinéma (notion qui décrit la volonté d’intégrer le dispositif cinématographique entier –salle, public, débats- dans le fait cinéma), ou de la discrépance (éclatement de l’alliance du son et de l’image en deux unités parallèles et autonomes) dans les films de Debord.
C’est ainsi tout naturellement, semble-t-il, que Coppola en vient, dans sa cinquième et dernière partie, à ce qui constitue précisément l’œuvre de Debord : une typologie des relations sémiologiques (critiques ou positives) mises en œuvre par le cinéma de Debord. Cette typologie, sans cesse appuyée par les films, permet au lecteur/spectateur d’ordonner et de comprendre, en quelque sorte, un cinéma qui se donne comme la vie, à savoir complexe, achronique.

On retrouve en outre, dans le livre de Coppola, une utilisation de l’image qui mène le lecteur à se questionner : très nombreuses, extraites du film et donc aussi d’ailleurs, et sans aucun but illustratif, elles appellent le regard et forcent la réflexion. On aurait ainsi envie de lier le livre lui-même à la pensée de Debord : si pour ce dernier, la forme a une importance primordiale, puisqu’elle doit être capable de remettre en question nos habitudes perceptives, acquises à travers une certaine société, on retrouve ici, avec la désynchronisation des images et du discours, ou avec l’objet livre lui-même qui propose en première de couverture une simple image noire, une forme qui, en plus de proposer une lecture éclairante et enthousiasmante, a le mérite d’interroger son public.

Introduction au cinéma de Guy Debord et de l’avant-garde situationniste
Antoine Coppola
Editions Sulliver


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