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SORTIES

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Les Enfants rouges

Les Enfants rouges

En adoptant un point de vue aussi sombre sur la transition vers l’âge adulte, « Les Enfants rouges » démontre la capacité de jeunes enfants à supporter des événements aussi traumatisants à l’aide de leur imagination et de leurs croyances personnelles.

Cloud

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L’enfer de la toile.

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En adoptant un point de vue aussi sombre sur la transition vers l’âge adulte, « Les Enfants rouges » démontre la capacité de jeunes enfants à supporter des événements aussi traumatisants à l’aide de leur imagination et de leurs croyances personnelles.

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L’enfer de la toile.

COIN DU CINÉPHILE

COIN DU CINÉPHILE

Coin du cinéphile:  Ernst Lubitsch, une vie de cinéma entièrement fantasmée

Coin du cinéphile: Ernst Lubitsch, une vie de cinéma entièrement fantasmée

« Il était doté d’un esprit d’adulte et éprouvait une saine détestation à dire les choses de manière évidente. Grâce à ces qualités et un génie dont Dieu l’a investi, il fit prospérer la comédie à l’écran comme nul autre. » (Mervyn Le Roy à propos d’Ernst Lubitsch)

La carrière de Lubitsch est un paradigme de l’expérience immigrante à Hollywood

Il fut le premier talent à la réputation internationale bien établie à débarquer à Hollywood. Frayant la voie à des Lang, Murnau, Joseph Mankiewicz ou Otto Preminger pour ne citer que ces noms de cinéastes exilés. Samuel Raphaelson, son co-scénariste sur 9 films le décrit comme « sophistiqué et naïf en tant qu’homme. Avisé et perspicace en tant qu’artiste, simple et vulnérable en tant qu’homme. Econome, précis, exigeant en tant qu’artiste, oublieux de l’essentiel en tant qu’homme : ses lunettes, son numéro de téléphone, ses cigares, ses manuscrits… Sous le vernis soyeux, lustré et miroitant de ses films couvait un être humain rendu vulnérable et susceptible par un physique qu’il jugeait disgracieux et qu’il compensait par une exubérance naturelle . Un homme ambitieux qui savait se réinventer entièrement sans hypocrisie, un producteur avisé qui maintint un niveau d’influence, de prestige et de pouvoir seulement partagé par une petite poignée de ses pairs en dépit du fait que nombre de ses films furent des échecs commerciaux.

Il semblerait que Lubitsch n’ait cessé de se forger une existence fantasmée de substitution; y mettant toute son énergie créatrice. Là réside la force vitale jubilatoire de ses films: dans cette vie fantasmée de chimères et de sexualité soyeuse et débridée et non réprimée comme dans la vie ordinaire. Dans ce monde irréel et imaginaire du cinéma , les hommes sont des bellâtres, grands , élancés, habiles à mettre une belle femme dans leur lit et les femmes sont promptes à donner et recevoir de l’amour en échange.

Un artiste complet au don d’ubiquité dévastateur

Que de chemin parcouru depuis l’atelier de confection de vêtements féminins dans le « Sentier berlinois » de son père Simon Lubitsch où il officie au titre de simple « commis boutiquier ». Lubitsch est fier de ses origines et appréhende l’humour juif comme une manière d’affirmer son identité dans un monde hostile.  Ce qui lui vaudra une attaque intempérante de l’historienne du cinéma Lotte Eisner dans son ouvrage de référence L’écran démoniaque. Elle l’étrille au passage en le taxant de « berlinois typique qui débuta sa carrière cinématographique avec des farces plutôt vulgaires… » (fin de citation).

Intensément mobile, le faciès de Lubitsch est dans une forme d’exhibitionnisme de la propre image qu’il renvoie: un sourire égrillard de fin matois qui se complait dans des propos licencieux. Il affiche tout à la fois une impudence, une effronterie et une exubérance de joyeux luron turbulent et tapageur ainsi qu’une malice espiègle et roublarde dans sa façon sans équivoque de rouler des yeux.  Lubitsch se caricature lui-même d’une certaine manière dans des rôles stéréotypés d’employé ou de créancier juif au regard salace et lubrique qu’il appuie avec force grimaces outrancières. Cette extraordinaire plasticité du visage permet à Lubitsch de tenir son rôle dans une modeste carrière théâtrale et cinématographique qui lui servira de marchepied pour mener à bien ses ambitions.  Et surtout, une fois promu réalisateur, il conservera cette faculté d’ubiquité qui consistait à mimer inconsciemment chaque expression de ses interprètes tandis qu’ ils jouaient une scène.  Répondant à un besoin d’évasion de la population par le rire dans un contexte où le pays est au seuil de « la grande guerre », ses premiers films sont empreints d’un sens inné du grotesque. Paradoxalement, une fois la guerre terminée, la carrière cinématographique de Lubitsch prospéra dans une période de chaos économique et politique intense. Lubitsch se fit un nom comme acteur et réalisateur dans des comédies loufoques souvent entrelacées avec un commentaire social satirique sur la vie allemande urbaine et rustique.

 

 

Quand la gaudriole et le libertinage s’érigent en art accompli…

En artiste de cabaret avisé, Lubitsch n’entendait à aucun moment se détacher de ses racines berlinoises et de son ancrage dans cette communauté juive d’Europe de l’Est dont il était issu à moins qu’il fût certain que sa carrière filmographique aille au-delà de ses seuls courts métrages, facéties farcesques sur pellicules d’une bobine. Pari ambitieux pour un acteur formé à la troupe du dramaturge Max Reinhardt et qui avait débuté au bas de l’échelle comme simple hallebardier, serviteur ou bouffon. Même s’il était « promu » d’emblée pour illustrer l’exubérance, l’esprit et l’humour berlinois, qui pouvait mieux que lui commuer ces traits caractéristiques en créateur de quiproquos comiques dont il était l’acteur infatigable ? Outre un fort accent berlinois, Lubitsch possède une physionomie, une tête de guignol dont il joue à plein. Ses mimiques viennent du slapstick, du comique de situation du cabaret et du vaudeville considérés comme des arts mineurs.

Lubitsch sublime la vieille aristocratie européenne dans des royaumes imaginaires..

Les calamités qui s’abattirent sur l’Allemagne au début des années 20 compromirent à souhait la production de films; particulièrement les grosses productions sur lesquelles s’exercèrent des restrictions budgétaires drastiques. L’inflation exponentielle fut rapidement hors de contrôle; paralysant tous les secteurs de la vie allemande. Dans ce contexte défavorable et au titre d’acteur et de réalisateur, Lubitsch se rendit célèbre pour son irrévérence manifeste qui reflétait les ambigüités de son statut hybride d’étranger. Dans ses films parodiques, il satirise les distinctions de classes. Il sublime la vieille aristocratie européenne dans des royaumes mythiques comme ces fonctionnaires de palais idéalistes joués par Maurice Chevalier avec cette gouaille désuète qui le caractérise. Le cinéaste traduit cette nostalgie indicible de la vieille Europe nobiliaire dans des décors majestueux dignes de contes de fées et la romance musicale, symptomatique de cette atmosphère d’opulence aristocratique révolue, enchante par la transition sonore qu’elle opère entre le muet et le parlant naissant dans son évocation nostalgique et sa matérialisation à travers des décors écrasants.

 

 

Entre 1929 et 1934, les comédies musicales lubitschiennes , la plupart situées dans le passé et des royaumes imaginaires de pacotille , tendent à dépeindre une royauté européenne fantasmée perdue dans ses fastes et un standing suranné. Ces opérettes cinématiques ont recours à un mélange détonant de parodie et de nostalgie.

Avant d’incarner un style et une vision du monde (weltanschauung) à travers sa Lubitsch touch et ses films de la consécration d’une extrême sophistication tels que Haute pègre, La huitième femme de Barbe-Bleue, Ange, Sérénade à trois.. Lubitsch évolue sans transition ou presque du statut de simple comédien de genre à celui de créateur de superproductions épiques , un genre dominé à l’époque par Ceci B.de Mille.

La période allemande de Lubitsch a toujours été éclipsée par sa période américaine encensée. En dépit du fait que nombre de ses films originels sont perdus ou existent encore à l’état de fragments reconstitués de bric et de broc intercalés avec photos de plateaux, sa carrière allemande n’en demeure pas moins extensive et ambitieuse. Elle s’enorgueillit de réalisations magistrales dans des genres différenciés et ne se cantonnent pas à de grosses farces comiques franchement grotesques. Lubitsch vient parfois damer le pion à Cecil B.de Mille sur le terrain des superproductions et reconstitutions historiques.

Il y gagna son surnom de « Griffith européen » qu’il réfuta considérant à bon droit que la dette cinématographique envers un pionnier de la dimension de David Wark Griffith n’appelait pas d’émule. Compliment d’envergure mais trompeur puisque se référant presque exclusivement à une forme épique de grande échelle. Griffith fut le pionnier à n’en pas disconvenir. « Griffith est l’homme envers qui nous avons une dette d’obligation. Il fut un grand argonaute et seul le temps mesurera à quel point le cinéma lui est redevable. » (E. Lubitsch)

Alors que l’essentiel du cinéma germanique reproduisait à l’envi des manifestations tristes et mélancolique d’agonie intérieure, Lubitsch, tant dans ses superproductions, ses comédies à connotation sexuelle que ses fantaisies enjouées, remplissait un vide en réalisant des comédies légères et sophistiquées à caractère social pointant les manières de vivre de la bourgeoisie.

 

 

La poupée (1919) ou quand la fantaisie débridée d’un conte de fées déborde de vivacité satirique 

La poupée démonte la supercherie du mariage par le truchement d’ une poupée mécanique  qui n’a pas besoin de remontoir pour paraître plus vraie que nature. Lubitsh lorgne ici du côté de Méliès. L’intrigue est une fable légère digne d’un conte de fées au sujet d’un fabricant de poupées qui construit en effigie une poupée mécanique censée remplacer une jeune fille qui ne veut pas épouser l’homme qui lui est destiné. La fantaisie débridée déborde de vivacité satirique. Ossi Oswalda est tout en effervescence dans ce rôle qui lui va comme un gant par les syncopes d’automate qu’elle reproduit à merveille, mue par un ressort intérieur. L’actrice suscite l’amusement par ses mimiques mécaniques. Elle affiche des traits de caractère qui la travestissent en garçon manqué et même comme une manifestation avant-coureur du mouvement féministe de par l’intertexte émancipateur du patriarcat que la pochade dénote. De manière embryonnaire, le moyen métrage annonce les thèmes lubitschiens caractéristiques comme celui du dédoublement de personnalité.

Madame Du Barry (1919) ou l’Histoire vue sous l’angle des intrigues d’alcôve

Lubitsch est proche de la perfection quand il se prend à humaniser les hôtes du passé. Il en montre les points faibles, les particularités anecdotiques et son affabulation devient réalité sous nos yeux conquis que nous sommes par tant d’alacrité dans le traitement. Ce faisant, il recourt aux ressorts du vaudeville et de la comédie et à ses déclinaisons pour se payer la tête des rois , des puissants des grandes heures de l’Histoire; mettant au jour la désinvolture voire la pusillanimité qui se nichent derrière les faits. Ici,  la superproduction lubitschienne confère au drame à résonance historique l’aplomb et l’intimité d’une comédie romantique. Un peu comme si les intrigues de boudoir et donc la petite histoire déterminait la grande Histoire.

Reconstitution historique à grand spectacle rebaptisée Passion pour le marché américain, La Dubarry est le film qui va ouvrir en grand les portes d’Hollywood à Lubitsch sans coup férir. Cette superproduction UFA eut une influence décisive sur sa carrière outre-atlantique. Le film à costumes revêt ici tous les atours d’une fantaisie de forme libre bâtie autour de la favorite de Louis XV. Pola Negri  endosse le rôle de la galante tandis que Emil Jannings se prend d’une véritable fascination  pour le personnage royal et en révèle une personnalité à facettes manifestant tour à tour la passion, la supercherie voire un tragique bouffon.  Pour l’obtention du rôle, Jannings pousse le réalisateur dans ses derniers retranchements et le convainc au détour d’une audition impromptue. Il livre un portrait posé du monarque traversé de démons intérieurs .Quant à Pola Negri, elle est la véritable caution du film. De simple modiste et femme du peuple,  » celle  qui va ruiner la France » s’élève au rang de courtisane à force d’intrigues et Pola Negri imprime sa patte . Sa présence en roturière parvenue, effrontée et impertinente,  suscite le désordre et bientôt le sandale à la cour où son sex-appeal est jeté littéralement en pâture.L’alchimie entre les deux stars Pola Negri et Emil Jannings opère à tel point que Lubitsch décide de mettre un terme définitif à sa carrière d’acteur en 1920 .

Madame Du Barry ressortit à la fois de l’angoisse d’un drame réaliste mais aussi de la vigueur roborative d’une comédie débridée où les secrets d’alcôve et le petit trou de la serrure révèlent les intrigues de « basse-cour » qui ont parsemé l’Histoire avec un grand H. On pense aux saynettes de Watteau pour les capsules temporelles qu’elles dénotent de l’époque. Mais percevoir les événements par le trou de la serrure n’est pas non plus les voir exclusivement par le petit bout de la lorgnette. La Dubarry, par son entrisme dans les arcanes de la monarchie de droit divin devient le symbole du rejet populaire des privilèges et elle finira guillotinée sur l’échafaud en place publique.

Madame du Barry (plus familièrement dénommée La Dubarry ) n’est pas une simple séductrice calculatrice mais bien une polissonne, une friponne, une coquine et une jouisseuse-née qui décrète quel amant visiter en faisant la moue tout en tirant sur les pans de son corsage ou en donnant dans l’emphase, les yeux écarquillés, la tête renversée en arrière. La première du film le 18 septembre 1919 devant 4000 personnes déclenche un tonnerre d’applaudissements. L’élève (Lubitsch) a surpassé le maître (Max Reinhardt). L’heure était  enfin venue pour lui de voler de ses propres ailes.

Lubitsch excelle dans le traitement des scènes de foules qui remplissent le cadre scénique avec des courtisans emperruqués ou des paysans enragés. Lubitsch sait capter à l’extrême cette force vitale d’une masse en mouvement. Ses foules ont du panache, du brio qui crédibilisent la reconstitution historique. De même, le soin apporté aux costumes auxquels ne manque pas un bouton de guêtre.

Les challenges de l’homme aux éternels cigares vissés en bouche pour imposer sa « vision du monde »

Tout le temps où il réalisa des films en Allemagne, Lubitsch eut cette préscience de vouloir s’aligner sur un marché international et sur le marché américain en particulier, son mètre-étalon. Il « marchait sur une corde raide tel un funambule » devant constamment s’ajuster au puritanisme américain. D’une manière flagrante, il se retînt de forcer le trait et adopta le parti-pris de s’offenser avec une pointe d’autodestruction. Afin de ménager la chèvre et le chou, il misa entièrement sur la suggestivité visuelle et son art achevé de l’ellipse et cette manière « oblique » de filmer qui forgera sa marque de fabrique pour mieux déjouer les ciseaux de la censure du code Hayes.

Lubitsch devint influent au sein de l’industrie du film hollywoodien grâce à sa faculté unique d’apporter dans ses bagages sa « weltanschauung », sa vision du monde. Irréductiblement issue du vieux continent européen, elle portait un oeil critique amusé sur le puritanisme américain. A travers son style berlinois mal dégrossi du départ qui le caractérisait et un cosmopolitisme inné, il comprit instinctivement les particularismes américains. Une irrévérence effrontée, un culot mené à vive allure et un mépris cynique pour la morale conventionnelle firent le reste. L’homme aux éternels cigares cubains Uppmann vissés dans la bouche en parfait « aficionado » était petit au faciès intensément mobile: « un sombre étranger au visage plutôt austère, un grand cigare noir et la paire d’yeux la plus joyeuse sous le soleil ».  Il déclina l’offre de Cecil B de Mille d’incarner L’Empereur qui le voyait pourtant comme l’incarnation de Napoléon. Il se complaisait volontiers dans une forme d’exhibitionnisme de sa propre image, un sourire égrillard de fin matois suspendu aux lèvres, une exubérance de joyeux luron turbulent et tapageur, toujours prompt à dégainer une blague licencieuse.  Paradoxalement, son dernier rôle d’acteur dans Sumurun (1920) contraste avec ce portrait hilare qu’on se fait habituellement de lui . Il y incarne Yeggar, un bouffon bossu, sorte de freak, tout droit sorti du pandémonium d’une troupe de forains et pathétiquement amoureux de Pola Negri, danseuse à la sensualité débridée par ses contorsions dans des tenues vaporeuses dont il se montre pathologiquement jaloux. Le tout traduit dans un kitsch oriental exacerbé.

 

 

La femme du pharaon (1922): superproduction kitsch et pantomime expressionniste démesurée

Le clou du spectaculaire est atteint avec cette entreprise « kitsch » d’ampleur : La femme du pharaon (1922) qui vaudra à Lubitsch un passeport et un aller simple pour Les Etats-Unis où il gagnera ses galons de reconnaissance internationale qu’il convoitait depuis longtemps. L’intrigue est un peu cousue de fil blanc et « tirée par les cheveux » (allusion au make-up hystérisant de Paul Wegener dans le film). Une exploitation classique du pouvoir arbitraire, de la violence et de la misère qu’elle engendre. La vie dans l’Egypte ancienne se réduit à « suer le burnous » dans les carrières si l’on se situe au bas de l’échelle mais l’on n’est pas épargné pour autant si l’on est au sommet du pouvoir. L’entreprise est d’envergure et  Lubitsch dirige en six actes la production cinématographique allemande réputée la plus onéreuse du cinéma allemand. Endommagée, l’épopée démesurée fit l’objet d’une minutieuse reconstruction des 600 mètres disparus corps et âme.

Le récit entièrement fictionnel se concentre sur le sort de la belle esclave Theonis (Dagny Servaes) prise dans un étau amoureux entre le vaillant et romantique Ramphis (Henry Liedtke) et le cruel roi des pharaons Amenes (Emil Jannings) qui va déchoir de son rang pour un amour non partagé avec l’esclave  maléfique. Cette dernière lui a tourné la tête au point de l’écarter du pouvoir. A partir de ce mélodrame titanesque, Lubitsch déploie des décors mastocs, un  gigantisme exotique somptueux et quasi extravagant à travers les costumes mais aussi les figurants qui se comptent par milliers et dont il règle impeccablement le déploiement en ordre de batailles. Emil Jannings affiche un port dictatorial dans un apparat et des fastes de grandes pompes on ne peut plus rococo et baroque. La démesure est architecturale mais aussi manifestement dans le jeu de pantomime expressionniste outré des acteurs.

 

 

The marriage circle (Les comédiennes-1924) ou comment le charivari de la détestation maritale se dilue dans la petite « musique de chambre ».

L’opinion publique (1923) de Charlie Chaplin exerça une influence prépondérante sur la carrière florissante de Lubitsch aux Etats-Unis. Il y eut manifestement un avant et un après ce film. Lubitsch fut littéralement subjugué par cette comédie des manières qui dénonce par des biais détournés et, en particulier un sens éprouvé de l’ellipse et de l’allusion grivoise, l’absurdité inhérente à la vie maritale et la lassitude qu’elle engendre au quotidien. Edna Purviance et Adolphe Menjou inaugurent le parangon du couple désuni de l’époque et le public bouda ce film à sa sortie parce qu’il tranchait d’ avec une production chaplinesque classique par sa tonalité désenchantée. Cecil B. De Mille s’était fait d’ailleurs une spécialité de ce genre qu’il avait rangé sous l’appellation ironique de « comédies du divorce » et dont Lubitsch reprit le flambeau une fois que De Mille se fût consacré définitivement à ses superproductions tant pharaoniques par leur coût que pharaonesques par la magnificence des fresques reconstituées..

S’y étalent à souhait la fadeur et l’insipidité d’une vie de couple dont la flamme s’étiole peu à peu pour sombrer dans la détestation mutuelle.  De Mille y déversait une acrimonie patriarcale pour qui les hommes font figure de soleils priapiques autour desquels gravitent les femmes en adoration. L’incursion dans l’intimité du couple ,l’humour sardonique, l’écart de conduite et la déviation esquissés dans L’opinion publique sera le leitmotiv sur lequel Lubitsch bâtira désormais ses fines comédies; accentuant la dualité entre un mariage heureux en contraste avec un couple rendu indifférent de par la monotonie engendrée par la vie à deux. Dans ce contexte mi-figue mi-raisin, le bellâtre élégant et indolent, qu’incarne subtilement Adolphe Menjou affichant à l’envi une attitude faussement désinvolte, flegmatique et un regard inexpressif, devint le réceptacle de tous les sous-entendus lubitschiens.  C’est dans Les comédiennes          (1934) plus connu et éloquent sous son titre original, The marriage circleque Lubitsch amorce son cycle des comédies légères et frivoles.

Le réalisateur avait compris à quel point dans une atmosphère de soupirs et chuchotements étouffés, un seul baiser a plus de charge érotique qu’une pénétration. Le substrat qui deviendra récurrent à partir de Les comédiennes dans son oeuvre future est une extension des comédies matrimoniales graveleuses que Lubitsch avait réalisées en Allemagne : Les filles de Kohliesel et Roméo et Juliette dans la neige(1920). Confronté à la pruderie et au puritanisme ambiant, le cinéaste met un sérieux bémol à sa verdeur berlinoise intempérante. Il prend un malin plaisir à montrer des couples désunis dans l’impasse qui se trompent par dépit et lassitude mais, à la différence des personnes dans la vraie vie, ne perdent jamais leur sang-froid et se rabibochent y compris sur l’oreiller. Le charivari de la détestation se dilue dans la petite musique de chambre. Lubitsch en tournera un remake enjoué et chantant en 1932 : Une heure près de toi avec une Jeanet Mac Donald faussement ingénue et  un Maurice Chevalier , tout empli de sa gouaille faubourienne en délivrant un anglais épouvantable.

Lubitsch révéla une adaptabilité phénoménale tout au long de sa carrière. Son habilité à évoluer artistiquement au gré des contraintes de production explique pour partie sa prééminence en tant que réalisateur durant plusieurs décades à la différence de nombre d’autres réalisateurs de comédies dont les carrières respectives s’essoufflaient voire s’étiolaient au bout de dix ans.  Lubitsch sut saisir la « Zeitgeist », c’est-à-dire cet esprit du temps qui lui intimait d’évoluer en partie par convenance commerciale mais aussi pour épouser l’atmosphère de son temps au plus près des désirs d’un public cosmopolite. Exilé par choix, il lui fallut assimiler un nouveau dispositif de conventions cinématographiques par l’universalité et la versatilité de son art.

 

 

L’éventail de Lady Windermere:  Lubitsch répond à la pyrotechnie verbale d’Oscar Wilde par une ingéniosité visuelle époustouflante

L’éventail de lady Windermere (1925) est un pur prolongement de The marriage circle et un exercice de style pour Lubitsch qui réussit la gageure de convertir en film muet une pièce bavarde faites de joutes oratoires, de traits d’esprit subtils d’Oscar Wilde sans rendre pour autant épigramme sur épigramme et même sans introduire quasiment de ses bons mots corrosifs dans les intertitres. Tout se passe comme si Lubitsch avait trouvé une parfaite analogie visuelle répondant à la pyrotechnie verbale de l’esthète « dandy ». Et la greffe prend au-delà de toute imagination et avec la charge émotionnelle requise.

Rappelons le coeur de l’intrigue où s’ entrecroise une galerie de mondains issus de la haute société du Londres victorien. Lady Windermere (May Mac Avoy) aime d’amour son mari Lord Windermere (Bertly Tell). Mais c’est compter sans Lord Darlington (Ronald Colman) , un mufle et un goujat de première classe, qui ne se lasse pas de la poursuivre de ses assiduités à la moindre occasion qui lui est donnée. Lorsqu’elle vient à suspecter son mari d’entretenir en secret une liaison illicite avec Mme Erlynne (Irene Rich), sa raison chancelle et elle est attirée dans la direction de Lord Darlington à l’insu de son plein gré. Mme Erlynne , sur qui se concentrent les potins mondains, est une femme tombée en disgrâce depuis qu’elle a quitté son mari. Elle est en réalité la mère de Lady Windermere, présumée morte et Lord Windermere lui rend visite uniquement pour la renflouer et lui éviter la honte et l’humiliation d’un scandale. Victime de l’ostracisme d’une société victorienne empesée dans ses convenances, Mme Erlynne n’aspire qu’ à faire un come-back et à revenir par le haut dans le giron de cette société cadenassée.  Mise au ban, elle est le point de mire des harpies cancanières qui jasent sur sa vie prétendument dissolue…

Lubitsch rivalise de trouvailles et d’ingéniosité visuelles pour traduire en images ce microcosme hétéroclite. Lors d’une réception qu’elle donne pour célébrer son anniversaire en présence de ses fidèles commensaux, Lady Windermere brandit violemment l’éventail du titre comme pour défier « l’intruse » que Lord Windermere a eu l’outrecuidance d’inviter.  Fraîchement imprégné des ellipses de L’opinion publiqueLubitsch introduit des inserts de l’éventail saisi sous l’angle insolite d’un trou de serrure. De même, les haies régulièrement taillées du jardin se transforment en dédale inextricable, prétexte à tous les quiproquos tant les silhouettes des invités finissent par se confondre. Une peinture austère trône dans la grande salle de réception tandis que Lubitsch fait apparaître et disparaître les têtes des vieilles douairières médisantes de manière grotesque telles des lémuriens.

Lubitsch fignole ses costumes s’inspirant de la mode des années 20 avec ces coiffures et chapeaux à cloche des femmes huppées se mouvant dans des tenues vaporeuses dans ces hôtels particuliers aux plafonds immenses. Le climax du film est atteint avec la scène de l’arène du champ de courses où Lubitsch rivalise de plans subjectifs en fondus enchaînés à travers les jumelles des vieilles douairières malveillantes qui épient les moindres faits et gestes de Madame Erlynne égarée au milieu de cette foule assistant au derby.

C’est Mary Pickford qui qualifia dédaigneusement Lubitsch de « cinéaste des portes qui s’ouvrent et se ferment ».  Plus subtilement, la porte est un volet naturel qui permet de faire fantasmer le spectateur sur ce qui est supposé se passer derrière quand elle est fermée et Lubitsch en fera certes un usage immodéré mais toujours à bon escient.

« La seule chose dont sont privés les brillants causeurs de la réception mondaine est la parole et même plutôt leurs voix » (Jacques Rivette) Jusqu’à Hitchcock  qui s’inspirera des trouvailles visuelles de Lubitsch dans Easy virtue (1928)

 

 

Ninotschka (1939): une satire mordante du communisme vue à travers le prisme du pays du capitalisme

« Le capitalisme est l’exploitation de l’homme par l’homme tandis que le communisme est le contraire. » ( trait d’esprit attribué à Henri Jeanson)

C’est dans sa dernière « décade prodigieuse » que la production lubitschienne atteint son acmé. Ninotschka est le film transitionnel qui inaugurera ces nouveaux prémices.  Il relate les pérégrinations de trois infortunés « tovaritchs » de la bureaucratie soviétique mandatés à Paris pour vendre quelques bijoux afin de lever des fonds pour renflouer l’Etat soviétique. Sur ces entrefaites,  une femme, Ninotschka , est dépêchée pour qu’ils rendent compte de leur mission. Elle découvre que, reniant leurs principes fondamentaux, ils ont succombé aux charmes occidentaux auxquels elle finira par céder à son tour dans un revirement à 180° de ses idéaux rigides. D’apparatchiks bon teint, les commissaires du peuple se muent en incorrigibles sybarites. L’espace d’un insert sur une patère, Lubitsch troque leur chapka informe par des chapeaux melon et haut de forme qui dénotent de leur brusque adaptation et conversion au train de vie capitaliste.

La satire du communisme vue sous le prisme américain accentue les stéréotypes anti-communistes.  Ces derniers sont portraiturés comme étant fétichistes de leur existence monotone et terne et imprégnés de leur allégeance au prolétariat dans un pharisaïsme obtus, prétexte à une caricature hilarante autant qu’impertinente. Lorsque Ninotschka se rend dans un restaurant pour y commander des betteraves crues et des carottes, le restaurateur lui rétorque , impavide: « Madame, ici c’est un restaurant, pas un pâturage.. »

L’univers de la satire mordante est celui du capitalisme qui dissocie possédants et déshérités. Au lieu de mettre l’accent sur la morbidité et la tragédie de classes sociales différenciées, Lubitsch choisit le « gros trait » spirituel. Il réussit le tour de force de déglamouriser Garbo, la divine. Notamment en la faisant interpréter un rôle de contre-emploi où il la force dans ses retranchements de femme froide pour faire ressortir toute l’émotion d’une femme éméchée par exemple.  Garbo,  l’icone austère, se voit ainsi métamorphosée à l’insu de son plein gré dans une comédie pince-sans-rire.

Ninotschka marque le début de la période de maturité de Lubitsch où il se livre à une introspection des coeurs et des esprits. Le communisme et ses oukases cèdent non au capitalisme mais à la jouissance occidentale. Dans l’univers bienveillant de Lubitsch, la satire est pétillante comme des bulles de champagne.

Avec « The shop around the corner », Lubitsch délaisse la sophistication mondaine pour s’intéresser aux gens ordinaires

En contrepartie du tournage de Ninotschka, projet imposé par Jack Warner et pour la réalisation duquel Lubitsch ne déborde pas d’enthousiasme, il a à coeur de négocier un second film, The shop around the corner (Rendez-vous-1940) qu’il concocte en tandem avec Samson Raphaelson, son co-scénariste.

 

 

A travers cette comédie romantique, Lubitsch renoue avec tout un pan de son passé intime de commis-vendeur dans la boutique de confection du « Sentier berlinois » de son père Simon Lubitsch. Il recrée cette atmosphère de « derrière le comptoir » qui lui est chère. Sorti en janvier 1940, le film situé dans un Budapest mythique se concentre sur les destinées de Matuschek et Cie, une échoppe dédiée au commerce des articles de cuir. En filigrane, deux vendeurs Alfred Kralik (James Stewart) et Klara Novak (Margaret Sullavan) se querellent copieusement tandis qu’ils ignorent qu’ils sont d’anonymes correspondants épistolaires par ailleurs dans un courrier du coeur.  Lubitsch est dans son élément. Il théâtralise, dans une unité d’action, de temps et de lieu, la désespérance tranquille de cette « famille » d’ employés du magasin qui cherchent à contenter chaque client pour ne pas risquer de déplaire à leur patron à la tyrannie « bon enfant », Matuschek (Franck Morgan).

Lubitsch délaisse la sophistication mondaine pour revenir aux sources et célébrer les gens ordinaires. Le caractère poignant, la sérénité et cette vulnérabilité sentimentale que dégage la romance sous-jacente éternellement repoussée en fait un chef d’oeuvre de caractérisation. James Stewart épouse à merveille le rôle du vendeur en chef au grand coeur, antithèse et exact contrepied du matinee idol, cet acteur jeune idolâtré par les femmes des années 30 et 40 que l’usine à rêves hollywoodienne s’ingénie à promouvoir à l’époque.  Le casting de James Stewart est déterminant car  bien peu d’acteurs pouvaient alors briguer le rôle d’Alfred Kralik. Il livre ici une interprétation poignante de vulnérabilité: Les gens se donnent rarement la peine de gratter l’écorce des choses pour trouver la vérité intérieure  décréte-t-il avec fatalisme au terme de ses tribulations d’emploi et de ses peines de coeur tandis qu’il a aura mis à l’épreuve l’un au détriment de l’autre. L’alchimie de l’âge fait que Lubitsch devient moins allemand et davantage juif. The shop around the corner marque un tournant pour son réalisateur. Il ne commettra  désormais plus de films sur ce qu’il aspire à être dans une vie de cinéma entièrement fantasmée.

Nota bene: pour compléter cette recension, ci-après 5 films de la décade de maturité d’Ernst Lubitsch analysés en profondeur: Haute Pègre, Ange, la huitième femme de Barbe-Bleue, To be or not to be, La folle Ingénue (Cluny Brown).

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