Mais où donc était passé Stephan Elliott, l’irrévérencieux réalisateur de « Priscilla, folle du désert », improbable western spaghetti à la sauce australienne qui, en 1994, fort d’un succès inespéré, ressuscitait d’un coup d’un seul, au beau milieu du bush, Terence Stamp, les chansons d’Abba, le glam affolant des drag-queens et la confusion des genres ? On l’a dit dégoûté du cinéma, puis durablement alité du fait d’une mauvaise chute de ski. En somme, extrait d’un monde qu’il se contentait de « lire » à travers son irrépressible ironie. Nul ne s’étonnera, dès lors, que l’aimable cinéaste ait choisi d’adapter, pour son retour sur grand écran, « Easy virtue », une pièce écrite en 1924 par Noël Coward, autre contempteur savoureux des hypocrisies les plus féroces.
Certes, l’auteur de « Brève rencontre » ou de « Design for living » (qui a inspiré « Sérénade à trois », d’Ernst Lubitsch) est essentiellement britannique, impeccablement tranchant, dynamitant en règle, entendez avec une douce violence, la haute société et ses mœurs victoriennes désuètes, tandis que le XXe siècle égrenait ses fureurs et ses guerres. Un homme peut-être un peu… d’hier, donc. Rien de commun, en tout cas et a priori, avec l’anarchie vagabonde, outrageusement contemporaine, des travestis décomplexés de « Priscilla ». Sauf que si. Mieux, la finesse psychologique de Coward, qui distribue ses piques glaciales comme autant de joyeuses petites bombes politiques, a su débarrasser Elliott de ses blagues scato dispensables. Lui imposant une retenue (que d’aucuns taxeront de « classique ») aussi jubilatoire que manifeste. En retour, le sens de l’espace de ce cinéaste du bout du monde ravive l’éclat de la pièce initiale, évitant judicieusement les pièges de l’adaptation littérale et du film en costumes empesé, voire scolaire. Louables échanges.
Surtout, les deux auteurs, par-delà les écarts temporels, se retrouvent sur un sens aigu de la rébellion. Egalement, sur cette capacité à stigmatiser les traditions mortifères de microsociétés en voie d’extinction (ici, les aristos fin de race de l’Angleterre des années 20, ailleurs les buveurs de bière de l’outback australien), sauf si elles se décident à opter pour le mélange, la diversité, la modernité. En cela, d’ailleurs, et l’on ne s’en étonnera pas, « Un mariage de rêve » répond aux attentes du public des années 2000. Lui-même chahuté par un monde en pleine bascule, d’autant plus brutal qu’il choisit pour l’heure d’y répondre par le repli, la duplicité et la culpabilité. L’histoire de ce jeune Anglais de bonne famille, qui tombe fou amoureux d’une superbe aventurière américaine, au grand dam de sa mère, bien décidée à l’éjecter tandis que son vieux manoir s’écroule autour d’elle, cette histoire-là résonne en nous de plusieurs façons. D’abord, pour son adorable exotisme (ah les costumes, la campagne anglaise, les châteaux, les belles décapotables !). Ensuite, plus profondément, pour ce qu’elle véhicule d’universel : l’éternelle querelle des anciens et des modernes, la nostalgie implicite qu’elle contient, mais aussi la lutte des classes explicite qu’elle révèle. Un monde s’éteint, pas forcément recommandable ni épanouissant, un autre lui succède, plus attrayant, mais pas exempt, non plus, de douleurs ni de violences… nous disent, en chœur, Noël Coward et Stephan Elliott.
Plaisante comédie
On leur sait gré de cette lucidité narquoise : elle évite que la charge ne soit par trop manichéenne. Plombante. Car de fait, même si le fond de l’air est dramatique, il s’agit bel et bien d’une comédie. Bien sûr qu’ici les personnages luttent pour leur survie, pour autant ils le font avec un tel humour, un tel sens de la répartie, que l’on se laisse séduire, de toute façon, par leur esprit, leurs joutes verbales, leurs saillies. Quand bien même cette puissance comique est, tour à tour, cruelle, dérisoire ou désenchantée, le charme opère. Durablement. Constamment. Sans doute, parce que son rythme, sa vitesse donnent au film une légèreté virevoltante, sinon étourdissante. Une légèreté parfaitement raccord avec l’univers qu’elle accompagne : dans ce milieu-là, de fait, l’humour (même feint) reste l’arme ultime contre le désespoir, la suprême élégance avant la chute finale. Et puis, manier la pique, le quolibet, s’enivrer de paroles et de commentaires, c’est encore ce que ces personnages passablement désoeuvrés savent le mieux faire, dépassés par le monde réel sur lequel ils n’ont plus de prise.
Le seul reproche que l’on pourrait éventuellement formuler à l’encontre de ce genre de film, reposant essentiellement sur la force de ses dialogues, c’est son côté figé, option musée Grévin puisque l’on s’immerge dans le passé. Or, même si Elliott choisit d’être sage, dans sa mise en scène comme dans ses effets, il sait injecter ça et là quelques mouvements de caméra énergiques, distiller aussi quelques refrains jazzy contagieux, ou se jouer des déplacements (intérieurs et extérieurs) de ses personnages, comme de leurs « looks » et des couleurs. Autant de non-dits qui parlent au moins autant que ce foisonnement de bons mots. Confer, par exemple, le style glamour de la belle Américaine, qui scintille telle Jean Harlow, définitivement étrangère dans cette demeure et cette famille qui, elles, tombent en lambeaux. Grâce en soit rendue, cela dit et pour finir, aux acteurs chargés d’incarner ce féroce conflit entre l’Ancien et le Nouveau monde. On pense notamment à la raideur déterminée d’une Kristin Scott Thomas enlaidie, ou au flegme désabusé d’un Colin Firth qui s’est, en quelque sorte, retiré de la vie. L’un et l’autre sont délectables de nuances dans des rôles pourtant assez conventionnels.
Au fond, la seule véritable faute de goût de cette plaisante comédie, c’est son titre français. Traduire « Easy virtue » (« petite vertu », littéralement) en « Mariage de rêve », c’est édulcorer bêtement un propos pas si… bête, pourtant. Pas sûr que ce genre de bourde réconcilie l’imprévisible Stephan Elliott avec l’industrie du cinéma…