A grands renforts de cris et de convulsions de corps, de musique à tambours battants, le film s’enfonce graduellement dans une boucle sibylline et hallucinatoire qui pousse loin sa magnitude. Les débordements inauguraux, d’abord seulement liés à ces meurtres insolubles qui secouent à peine Jong-goo, bien plus marqué par les pluies diluviennes qui tombent sur le village (les mêmes que dans The Chaser), vont s’accentuer lorsque le policier va découvrir que sa jeune fille, Hyo-jiin, est atteinte d’un mal similaire, son comportement devenant agressif et son corps laissant apparaître progressivement les mêmes stigmates que les autres victimes. Désormais touché de plein fouet, le pataud Jong-goo va se transformer en justicier malhabile pour sauver sa fille. Un renversement dans l’identité du personnage dont certains cinéastes coréens semblent avoir le secret : métamorphoser une force molle et volontiers médiocre en un adjuvant retors et doté d’une certaine puissance (on peut penser au personnage de drogué interprété par Song Kang-Ho dans Snowpiercer (2013) de Bong Joon-ho, qui connaît une trajectoire proche).
Toujours marquée d’un sens du grotesque, d’un humour noir qui lui sont propres, l’avancée du film introduit peu à peu d’autres personnages – notamment un chaman, appelé dans le village pour aider à résoudre le cas de la fille de Jong-goo. Ce chaman est mis en parallèle, puis en duel, avec un homme patibulaire vivant en ermite, étranger surnommé « Le Japonais« , perçu comme un fantôme et tenu par le policier pour responsable de la malédiction qui s’est abattue sur sa fille. Na Hong-jin n’hésite plus à multiplier les signes, à égarer le spectateur et à surenchérir : un corbeau mort est identifié par le chaman dans une vasque à soja, un mort renaît ou plutôt, possédé, prend les traits d’un zombie, Hyo-jin réagit comme victime d’une poupée vaudou, une énigmatique jeune femme erre. Cette mise en scène composite et audacieuse atteint son acmé dans un rituel carnavalesque et délirant, où le chaman réalise, dans un véloce montage alterné, des chorégraphies frénétiques afin de chasser ou d’exterminer le fantôme.
The Strangers devient un objet ductile, qui se contorsionne, s’étire, poussé trop loin peut-être mais sans jamais se briser, valdingué au gré de ses habitants, les « étrangers » du titre. Le cinéaste accorde au religieux une place de plus en plus grande, là où il était disséminé de manière plus précautionneuse dans The Chaser. Chamanisme et Christianisme (c’est sur des vers de l’Evangile Selon Saint Luc que s’ouvre le film) s’entremêlent, se perdent pour former un seul bloc ambigu où la facilité de certains symboles ou idées (un mysticisme parfois convenu et une pensée de l’exorcisme à renouveler) se dissimule derrière une mise en scène dégoupillée à perdre la raison. Il suffit d’un corps comme tombé du ciel sur une route battue par la pluie dans une magistrale scène pleine d’amertume, pour se questionner. Je ne peux être un fantôme puisque celui-ci n’est « ni de chair, ni d’os » dira celui qu’on tient pour tel. Sans se défaire de la cruauté et de la noirceur humaine caractérisant son univers jusqu’à présent, Na Hong-jii réussit avec ce film son intelligent et troublant pari : ne pas lever le doute.