Takeshis´

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Film ésotérique qui a dérouté plus d´un spectateur, Takeshis´ est multiple et symbolique, ouvert à de nombreuses interprétations possibles. Voici, je l´espère, quelques clés de décryptage.

Un intérieur dévasté, jonché de meubles renversés, de gravas et de cadavres de soldats japonais dont les uniformes renvoient à la seconde guerre mondiale. En fond sonore, c’est la guerre : des avions volant à basse altitude, des tirs, des explosions… Le dernier soldat encore debout s’effondre. La caméra se fixe sur un mur éventré, des GI’s pénètrent prudemment par l’orifice. Un soldat au sol (Beat Takeshi), probablement l’un des corps aperçu précédemment, semble mort, jusqu’à ce qu’il ouvre les paupières, pour voir des rangers, celles du GI qui se tient debout face à lui. Le regard remonte lentement révélant un jeune GI aux allures d’icône gay, son fusil braqué dans une autre direction, mais ses yeux plongés dans ceux du japonais, dont la vie ne tient plus qu’à un fil.

C’est ainsi que s’ouvre Takeshis’. Cette première scène renvoie à nombre de symboles, qui justifient la cohérence du film. Les évocations à la carrière de Kitano, à la culture japonaise et à la fracture identitaire du Japon succédant à la seconde guerre mondiale annoncent la thématique du film, la mort de la culture traditionnelle japonaise.

Le soldat japonais du début du film rappelle le premier rôle significatif de Beat Takeshi au cinéma. Il lui est donné par Oshima en 83 dans Furyo , qui raconte l’histoire d’un amour impossible entre un capitaine japonais, chef d’un des camps de prisonniers (Ryuichi Sakamoto) et l’un de ses pensionnaires, le major britannique Jack « Strafer » Celliers incarné lui par David Bowie qui reste aujourd’hui encore à 60 ans passé une icône gay.

A cette inscription personnelle, Kitano ajoute un ancrage dans la culture japonaise en se référant au mythe du combattant. Le cinéma japonais veut que le buke (membre de la noblesse – caste combattante), qui fait le choix de la confrontation, s’y engage corps et âme, jusqu’au possible trépas. En somme, on y retrouve le précepte d’Hagakure (1716) : « Le vrai courage consiste à vivre quand il est juste de vivre, à mourir quand il est juste de mourir ». Ce commandement du Bushido amène un rapport à la mort particulier qui transparaît dans toute la filmographie de Kitano. Pour résumer « la mort est au bout du chemin », donc celui qui est le maître de sa destiné n’en choisira peut-être pas l’instant (outre le seppuku – le suicide rituel – ou le duel truqué à la façon de Ghost Dog) mais la direction. C’est moins le « qui » ou le « quand » que le « pourquoi » et le « comment » qui importe dans la mort de celui qui choisit la voie du sabre.

Or (j’en reviens à la scène d’introduction), on a ici à la fois, une capitulation personnelle de l’homme (qui, du fait qu’il s’agisse de Kitano, renvoie au sergent Hara de Furyo face au militaire occidental/icône gay) ; mais également une reddition de l’imaginaire culturel (le combattant qui accepte de baisser les armes sans qu’il ait perdu la vie) ; et enfin le renoncement à la liberté de décider de sa propre mort (ce qui renvoi là encore au sergent Hara, qui, condamné à mort, ne peut pratiquer le suicide rituel, seul moyen pour un perdant de mourir dans un honneur restauré).

Après cette scène, le titre, Takeshis’, apparaît à l’écran. Un effet de miroir dédouble le titre. Le [S’] qui le conclue semble choir, donnant l’impression d’un questionnement sur une identité multiple. Mais pourquoi l’apostrophe ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un « prime », qui signifierait alors une projection, une trajectoire dérivée de Takeshi, ou qu’il ne s’agit pas de l’original ? N’y a t-il pas ici l’indice que soldat de la première scène proche de la mort voit une vie (Celle qu’il a vécu ? Celle dont il sera privé ? Celle d’un autre ?) qui défile.

Les scènes suivantes laissent apparaître un « Kitano producteur » dans son quotidien ; succession d’anecdotes présentant une multitude de situations sociales, axées sur le rituel, le non-dit, la falsification et la violence symbolique. Jusqu’à ce qu’il croise Susumu Terajima (l’acteur, qui ici interprète son propre rôle) dans une loge qui se change en compagnie d’un autre comédien à l’air timide, triste, voir résigné ; comédien qui toutefois ressemble étrangement à « Kitano, le producteur » malgré son déguisement de clown et qui de plus s’appelle également Kitano.
– Après avoir signé un autographe à « Kitano, le clown » et interrogé son entourage sur cet individu qui lui ressemble, « Kitano, le producteur » devant tourner la dernière scène d’un film où il joue un yakuza va se changer et se faire faire son « faux tatouage », réalisé au feutre par un graphiste et pendant qu’on le « tatoue » il s’endort . Il se met à rêver la vie de cet autre lui-même, ce « Kitano, le clown », qui traverse des situations frustrantes, divagations burlesques déclinant les anecdotes évoquées plus haut, jusqu’à la saturation. Il surmonte alors son incapacité à s’exprimer et explose, mais sa rébellion s’essouffle vite, on ne triomphe pas lorsque l’on s’attaque à des moulins et alors qu’acculé « Kitano le clown » s’effondre… « Kitano, le producteur » se réveille alors, il est toujours allongé, son faux tatouage est presque achevé… Un instant après on retrouve le soldat japonais de la première scène toujours allongé aux pieds du GI, qui achève le mettre en joue et presse la queue de détente, cette fois la vie se défile … Black-out générique de fin.

Ce soldat qui meure c’est l’incarnation d’une défaite, de la mort « d’une tradition, d’un idéal d’invincibilité ». Une société qui ne s’est jamais remise, remise en question, remise d’avoir survécu quand il aurait été « juste de mourir ». Une société qui nie l’échec de son modèle fondateur, où de ce fait tout ce qui relève de la tradition est devenu faux. Tant les rapports sociaux, interaction symbolique, représentation muette de liens féodaux abolis, comme les réprimandes hiérarchiques en cascade, ou la volonté de faire montre d’une supériorité par l’appartenance ; que le discours, en inadéquation avec les actes dont il relève ; le beau, travesti au point de faire passer l’esthète pour un pervers ; ou encore le rite initiatique, le tatouage traditionnel représente une véritable épreuve de résistance à la douleur qui devait participer à forger le mental de celui qui la subissait, Kitano fait pratiquement la sieste alors qu’il est symboliquement en train de la subir.
Kitano comme à son habitude rit de la société, rit de son public, rit lui-même et réalise des films dont les personnages sérieux se comportent comme des enfants et ne tendent jamais que vers leur propre fin.

1. Le film retrace les souvenirs de captivité du colonel John Lawrence (Tom Conti) officier britannique à la réception d’un billet du sergent Gengo Hara (Beat Takeshi) l’ancien chef des gardiens du camp de prisonnier, à ce moment condamné à mort par les tribunaux militaires alliés.
2. Et ce jusqu’à Lettre d’Iwo Jima d’Eastwood, avec quelques exceptions comme La Harpe de Birmanie (1957) de kon Ichikawa
3. C’est ici que le film devient obscur, les phases de sommeil, d’éveil et les transitions de personnages se succèdent avec la cohérence propre aux rêves. Elles ont tendance à perdre le spectateur.

Titre original : Takeshis'

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Durée : 108 mn


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