Sans fin (Bez Konca, 1985)

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Le temps du désespoir.

Pologne, août 1980 : à la suite d’un puissant mouvement social, le gouvernement signe avec Solidarność les accords de Gdańsk, qui autorisent la création de syndicats indépendants et l’indexation des salaires sur le coût inflationniste des produits de première nécessité. Le 13 décembre 1981, le général Jaruzelski prend le pouvoir, décrète l’état de guerre, impose la loi martiale (suspension des droits civiques), un couvre-feu national de 22h à 6h, la censure, restreint la liberté de circulation.  Plus de 6000 arrestations sont opérées dans les milieux syndicaux, universitaires et intellectuels et les leaders de l’opposition : Adam Michnik, Bronisław Geremek, Jacek Kuroń, Karol Modzelewski, Lech Wałęsa – avec ou sans procès, certains pour quelques mois, d’autres pour quelques années. Solidarność est interdit et poursuit son combat dans la clandestinité.

En 1982, à l’occasion de recherches documentaires, Krzysztof Kieślowski fait la connaissance d’un jeune avocat, Krzysztof Piesiewicz, qui devient son co-scénariste sur le film Sans fin qu’il réalise fin 1983, prologue à une précieuse et durable collaboration. Les premières images du film se déroulent dans un grand cimetière de Varsovie. La nuit et les centaines de bougies posées sur les tombes tremblent sous le vent de la fin d’automne. Puis vient le monologue face caméra d’Antek Zyro (Jerzy Radziwiłowicz). Il dit doucement qu’il est mort depuis quatre jours et que, finalement, malgré sa mort brutale, il est là à observer les siens, Urszula (Grażyna Szapołowska) son épouse et son fils Jacek (Krzysztof Krzemiński). Il observera également, par moments, la suite des évènements. Cette présence singulière va permettre au spectateur d’être un témoin actif des drames qui se nouent. 

 

 

Le juriste a laissé quelques dossiers pendants, notamment celui de Darek Stach, inculpé pour instigation et fomentation de grève. Son épouse Joanna (Maria Pakulnis) prend contact avec Urszula qui propose le dossier à l’ancien professeur de son époux, Mieczysław Labrador (Aleksander Bardini). Et c’est à ce moment du film que l’histoire, celle d’Urszula et de son fils d’une part, celle de Darek et de ses avocats d’autre part, prend corps et se tresse dans le contexte étouffant de l’état de guerre. « Je pense maintenant et je penserai toujours que cette loi martiale fut une aberration pour chacun et pas seulement pour ceux qui durent en souffrir. Cette loi fut comme une faux au-dessus de nos têtes, nous en subissons toujours les effets. Parce que nous avons perdu l’Espoir » écrira l’auteur dix ans plus tard (1).

Sans fin a un rythme lent et sans éclat particulier, celui du constat et de l’observation attentive des faits. Sous sa ligne de mire : la lutte de chacun pour un devenir plausible, une issue. Le film sème chemin faisant des cailloux et des pistes improbables, n’aidant pas à la compréhension immédiate du spectateur : un chien, des morceaux de Lego, un piège à rats, une panne de voiture, un cartable, des chaussures, des dollars, un accident… Et toujours la grande ville qui vit, le lait livré, la télévision sous contrôle, les écoutes téléphoniques peu efficaces, les regards voilés, la suspicion, le doute…

Urszula découvre en quelques semaines l’amour indéfectible qu’elle porte à son époux. La vie quotidienne en avait peut-être évaporé l’évidence. On comprend trop tard l’importance de ce que l’on perd. Son chemin est progressif, désordonné et intuitif : elle comprend enfin qu’elle ne pourra pas vivre sans lui.
En prison, Darek, victime désignée dans cette période où le juste et le vrai n’ont plus aucune importance, commence avec d’autres inculpés une grève de la faim. L’honnête homme se bat simplement et fermement au nom d’une pensée collective et de la vérité.
C’est son avocat, Maître Labrador, qui va lentement le convaincre d’accepter un compromis avec le pouvoir afin d’obtenir une peine légère. L’avocat a soixante-dix ans, il est las et en a tant vu. Il obtient la reddition morale de son client dont le cou apparaît penché à l’heure du verdict lors d’une scène terrible, cruelle, une scène de profond désespoir où tous les personnages du film sont présents, anéantis. Antek en est le témoin singulier.

 

 

Urszula confie son fils à sa belle-mère, et chez elle, vide la poubelle, rentre la bouteille de lait, se lave les dents et met son joli pull noir, comme pour un rendez-vous, puis obture les aérations, se scotche la bouche et ouvre le gaz du four. Noir, long noir, trou noir ? Les deux dernières scènes du film sont floues, Antek accueille Urszula, leurs silhouettes traversent une clairière, ils marchent côte à côte. Et si les dernières scènes du film sont floues, ce n’est pas par hasard. Sans fin propose au spectateur quantité de pistes de compréhension, de choix, d’interprétations. La dialectique n’est pas matérialiste, elle est poétique, et ce n’est que dans l’incertitude permanente, l’attention à l’autre et à soi-même que l’on peut construire sa pensée et son action.

Kieślowski dit : « L’essentiel pour moi est l’aspect métaphysique du film : l’homme qui a une conscience sans tache ne peut rien faire. Sa pureté mène une bataille perdue et finira par disparaître : il doit mourir. Ces temps ne sont pas faits pour lui » (2). Et pourtant, de ce désastre humain d’hommes et de femmes bouleversés par les espoirs déçus, piétinés, anéantis par la violence permanente qui leur est faite, il reste deux enfants toniques, lucides et prêts à l’aventure : Jacek, le fils d’Antek, et Justyna, la fille de Darek.

(1) Krzysztof Kieślowski, Le Cinéma et moi, Lausanne, Les Éditions noir sur blanc, 2006, p.146.
(2) Ibid, p.147.

Titre original : Bez Końca

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Durée : 107 mn


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