Rohmer à portée de main : Coffret collector 21 DVD

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Sorti peu avant sa mort chez Opening, ce coffret collector regroupant la quasi intégralité de l’oeuvre cinématographique du maître est surtout le beau prétexte à notre dernier salut.

Dans un entretien radiophonique accordé par Éric Rohmer à Serge Daney, en juin 1990 (bonus du DVD de Conte de Printemps), se pose à quelques minutes de la fin la question d’un équivalent de la bibliothèque ou de la discothèque en matière de « consommation » des films. Autrement dit, au détour de l’évocation de l’échec commercial du dernier film de Jean-Claude Biette, Le Champignon des Carpates, le critique et le cinéaste s’interrogent mutuellement quant au potentiel de succès des films exclusivement pensés « pour la salle », à une époque où l’esthétique télévisuelle (Tatie Danielle et consorts) semble davantage susceptible d’attirer les foules. Cette conversation, qui avait lieu à l’ère de la VHS, a d’autant plus de valeur et de pertinence aujourd’hui, à l’heure de l’édition collector chez Opening de l’œuvre intégrale d’Éric Rohmer (dans tout les cas de l’ensemble de ses longs métrages de cinéma, à l’exception des trois derniers). Retraverser tout Rohmer au jour le jour, par la magie du seul clic, devient alors une chance de non seulement se garantir encore la réalité de notre vif penchant pour ce cinéma, mais surtout de mesurer si besoin était à quel point ces films figurent parmi les plus « humains » que l’on connaisse.

                                                                                              

Mais humain en un sens moins prioritairement affectif (restons donc fidèle à cette conviction : la douleur, l’émotion ressortant des films de Rohmer n’est souvent la résultante d’aucun autre malheur que celui d’une entrave au narcissisme des personnages, leur capitulation devant le constat d’une longue méprise quant au réel) que purement anthropologique. Les figures rohmeriennes ne sont exposées que dans le contexte précis d’une certaine « pratique du monde », une certaine (mise à) disposition de leur corps dans un cadre quotidien (bureau, vacances, intimité) très circonscrit. Aussi, quel que soit l’ordre dans lequel on parcourt cette filmographie – entre suivi pas à pas des trois cycles ayant conféré à l’œuvre sa progressive cohérence et tentation du croisement de ces diverses époques –, persistera à l’entrée de chaque film cette conviction : la fiction qui nous attend se dessinera dans un espace très défini, une temporalité plus que précise. Fiction n’ayant généralement pas d’autre point de départ que les répercussions du quotidien, du planning, de l’emploi du temps (de travail, de vacance…) sur la trajectoire de l’homme et/ou la femme de tous les jours.

Les bonnes fréquentations

À ce jeu-là, le méconnu L’Amour l’après-midi (son film le plus fiévreux et pathologique… le plus truffaldien) reste assurément le meilleur, l’ambiguïté inhérente à toute amitié homme/femme s’y jouant sans cesse, entre débordement annoncé de cette amitié par le possible de l’amour et nécessité de préserver pourtant cette amitié, pour perpétuer le rêve non réalisable de cet amour. Chaque bise entre les deux héros, dans la pleine transparence d’un bureau ou le cadre public d’un café trahit le risque comme l’espoir du baiser. La coordination des rencontres en fonction des heures de pause de chacun devient vite la promesse à peine cachée d’une potentielle aventure, autant souhaitée qu’évidemment « dangereuse ». Cette prédisposition à l’adultère, ou tout du moins au détournement prévisible de la simple fréquentation amicale, au profit du flirt plus ou moins poussé, sera également la matrice d’un film plus mineur, moins saisissant mais savoureux dans son genre : L’Ami de mon amie (1987).

                                                                                               

Le relatif manque de relief de cette histoire d’amitié féminine et – osons le mot – d’ « échangisme » (amoureux bien plus que sexuel) est ici relevé par un épisode central parmi les plus enivrants de l’œuvre. L’héroïne et le – petit – ami de sa meilleure amie se fréquentent en toute amitié, l’espace des quelques jours de vacances de cette dernière… avant que fatalement, pris dans l’ivresse de leurs longues balades estivales… Tout ce qui fait le prix de ce cinéma se joue ainsi dans cette parenthèse enchantée, la question de l’amour n’étant au final que le corollaire d’un fait d’apparence moins engageant : la concordance des temps , la commune disponibilité d’hommes et de femmes de leur temps (oui, il est vrai que c’est un cinéma très hétéro… et très peu métissé aussi, mais là n’est pas notre question). Le cinéma de Rohmer est ainsi celui de la bonne fréquentation, du goût de l’autre… comme de la quête, lorsque les liens apparaissent comme trop « noués », d’une bénéfique insularité.

Seul(e) avec tous

Les Nuits de la pleine lune, film tourné au beau milieu des eighties (peut-être le Rohmer le plus kistch, le plus volontairement « daté »), prendra justement appui sur cet élan poussant un beau jour Louise (jouée par la frêle et lunaire Pascale Ogier, disparue prématurément après la sortie du film) à proposer à Rémi (Tcheky Karyo) de poursuivre leur histoire tout en s’accordant le mutuel privilège d’une solitude. Emménageant dans un appartement parisien telle la célibataire qu’elle ne veut pourtant pas être (« Je n’ai jamais été seule », dit-elle en substance à son fidèle ami et soupirant Octave, alias Fabrice Luchini), cette dernière trouvera dans cette possible échappée des bras – trop ? – musclés de son compagnon comme l’assurance d’un régulier retour de flamme. C’est par le constat du manque de son homme que la jeune femme pourra mesurer à nouveau la réalité de son amour… quitte à jouer avec le feu.

                                                                                                

La ligne directrice de ces Comédies et Proverbes, constituant la deuxième grande série de Rohmer après les Contes moraux – succédant surtout aux deux entreprises ambitieuses et fantasques de la deuxième moitié des années 70 que sont La Marquise d’O et Perceval le Gallois –, sera bien cette idée du jeu dangereux, des répercussions consécutives au désir de changer de cap, à la quête d’expériences nouvelles, même lorsqu’à ces élans s’associe l’espoir de préserver tout de même un équilibre initial. Est-ce un détail par ailleurs si les héros de ces films sont des héroïnes, des jeunes femmes de 25-30 ans présentées à un moment décisif de leur accomplissement personnel (le flottement existentiel d’une célibataire ne sachant quoi faire de ses vacances dans Le Rayon vert, le projet d’une autre de se trouver un mari susceptible de l’ « arracher à son milieu » dans Le beau Mariage, le besoin d’une autre d’être enfin délestée des attentes des hommes dans La Femme de l’aviateur…) ? Certes Pauline à la plage et La Femme de l’aviateur se distingueraient partiellement, l’adolescente dont le prénom donne son titre au premier et le petit ami un peu jaloux du second film s’avérant assez tôt être les véritables vecteurs du récit. Mais y compris dans ces chemins de traverse, l’impression de sécurité sociale et/ou sentimentale de la jeune adulte (incarnée successivement par Marie Rivière, Béatrice Romand, Arielle Dombasle, Pascale Ogier et Emmanuelle Chaulet) apparaîtra comme le fil d’Ariane guidant insensiblement ces petits déplacements de priorités constitutifs du scénario rohmerien.

                                                                                                

Là où les Contes moraux (1962-1972), du court métrage La Boulangère de Monceau (avec pour star Barbet Schroeder, cofondateur avec Rohmer de la société de production indépendante Les films du Losange) à L’amour l’après-midi étaient surtout occasions de pénétrer la conscience d’hommes se prenant au jeu de la séduction sans enjeu, en attente de rentrer dans le droit chemin d’un certain idéal féminin (sinon d’une certaine place dans la société – cf La Collectionneuse), les Comédies et Proverbes marqueront bien l’ère d’une notable féminisation du cinéma de Rohmer. À la densité philosophique des Contes des sixties-début seventies, qui comme on sait étaient les adaptations pour le cinéma de récits édifiés bien en amont sous forme littéraire (vertige de la mise à plat de la pensée pascalienne dans le chef-d’œuvre absolu – assumons la formule – que demeure Ma nuit chez Maud) succède l’alliage d’espièglerie (La Femme de l’aviateur en son milieu, Le beau Mariage, Pauline, Les Nuits de la pleine lune) et de flottement mélancolique (La Femme de l’aviateur en ses extrémités, Les Nuits, l’ensemble du déroutant Rayon vert, une petite part de L’Ami de mon amie) des Comédies, inhérent sans doute en partie au caractère plus « improvisé » de certaines d’entre elles. Non que les films perdent de leur fond à mesure que les choix des hommes s’y révèlent plus secondaires, mais un élément aussi peu anecdotique que la disparition de la voix off – qui fut pour beaucoup dans l’impact intellectuel des Contes moraux, travaillant à accompagner les héros dans leur fuite en avant comme dans les vicissitudes de leur vie – ne manquera pas de conforter dans l’intuition que les Comédies et Proverbes aspireraient bien à davantage d’adhésion du cinéaste comme de ses personnages aux petites péripéties du quotidien.

Comme aux premiers jours

Adhésion qui imprègnera par la suite l’ensemble des films, jusqu’aux délicieux Contes des quatre saisons, dont la nouveauté reposera moins sur quelque révolution notable dans la trajectoire esthétique et narrative rohmerienne (bien que son équipe technique ait progressivement changé, notamment avec le départ de Nestor Almendros, son chef opérateur des deux premières décennies) que sur la reprise des figures et motifs de toujours (Amanda Langlet, Béatrice Romand, Marie Rivière, les longues balades d’été, l’insatisfaction ou la manigance féminine, la fuite ou la séduction masculine, le goût de l’autre, le besoin d’échappée…) en regard de leur épanouissement le plus littéral. En effet, ces derniers contes, qui seront aussi les derniers films « contemporains » de Rohmer, avant le passionnant trio rétro des années 2000 (absent de ce coffret déjà indispensable tel quel), réalisent le coup de force de conforter les habitués du système dans l’identification de sa structure, tout en s’émancipant de toute énonciation de cette fidélité.

                                                                                                           
                                                                                            

Surtout, le voisinage des films de cette tétralogie avec d’autres objets plus « solitaires » en apparence tels que L’Arbre, le Maire et la Médiathèque (son seul film à caractère ouvertement « politique ») et Les Rendez-vous de Paris atteste d’un funambulisme mettant à mal tout reproche de confort programmatique et de suivi appliqué d’une inflexible ligne auteuriste. Les années 90 apparaissent même a posteriori comme celles d’un véritable retour aux premiers élans très « Nouvelle Vague » de films tels que Le signe du lion (premier long métrage, tourné en 1959, ouvrant l’œuvre par le suivi pas à pas du « devenir clochard » d’un américain à Paris, grand film déjà) ou La carrière de Suzanne (moyen métrage réalisé en 1963, deuxième volet des Contes moraux annonçant moins les chefs-d’œuvre à venir que brulant à son seul feu doux). Par cet appétit évident de seulement filmer (Paris, la Province, la Banlieue, la France de son temps, dans les transports en communs ou à la plage), cette simple exigence de laisser vivre ses scènes et situations le temps qu’il faudra.

Cinéma « girly » ?

Puisque tout a une fin, que tous les mots du monde ne sauraient quoi qu’il en soit se mesurer à la grâce, le beau vertige des seuls films, ces dernières lignes pour cette merveille, cette sucrerie intitulée 4 aventures de Reinette et Mirabelle, film le plus coloré, le plus pop, le plus « girly » de son auteur. Les quatre histoires constituent un bijou un peu « mineur » (au sens où cette fois les épisodes d ’une même série tiennent et se soutiennent en un seul long métrage, assemblage de quatre courts métrages autonomes aux deux personnages principaux communs). S’y condensent les preuves d’un appétit méconnu de Rohmer pour le format sketch, la ligne claire tendance BD belge, un humour un peu bouffon que n’auraient pas renié un Patrice Leconte des années 80 ou un Gérard Lauzier. À cette nuance près qu’ici, le gag ne se dépare jamais d’une essence dialectique, d’une résolution point par point des petits mystères et petites affaires du jour, assimilant moins le film à une « petite récréation du maître » qu’à la tentative – largement aboutie – de réajustement de son point de vue singulier sur le monde aux dimensions d’un minimalisme lui seyant à merveille.

Bonus

Tout y est ou presque. Tout ce qui, outre les films qui se suffisent eux-mêmes, serait susceptible d’apporter quelque éclairage sur le travail d’Éric Rohmer au-delà de ses seuls longs métrages. Courts métrages documentaires ou de fiction, entretiens audio/vidéo et autres documents de premier choix et, sinon inédit, dans tout les cas d’une grande rareté, achèvent de faire de ce coffret collector un must du genre. Mettre le génie des plus grands à portée de main, telle semblait être l’idée commune de Rohmer et Daney, à l’heure de ce fameux entretien. Ou comment deux grands penseurs du cinéma prédirent il y a vingt ans le miracle d’un art préservant son éclat après son apparente « domestication ».

                                                                                                   

Coffret collector 21 DVD. Editions OPENING. 

A relire : Chant du cygne pour un lion : hommage à Eric Rohmer par Sidy Sakho
               Coffret Eric Rohmer – La guerre des sexes n’aura pas lieu par Sonia Déchamps et Florent Oumehdi


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