Oui, après une semaine passée dans les salles lyonnaises pour la cinquième édition de son festival de cinéma, il semble impossible d’en retranscrire une vision d’ensemble. Le Festival Lumière ce sont, en six jours, plus de quatre-vingt-dix films projetés dans une trentaine de lieux différents, ce sont aussi, pêle-mêle, des rétrospectives, des restaurations, des hommages, et enfin Tarantino, Belmondo, Von Sydow, Pierre Richard, Cimino… La richesse du programme est telle que le spectateur doit faire des choix. Aussi, difficile de parler du Festival Lumière dans sa globalité tant les multiples pistes qu’il propose rendent possible l’existence de plusieurs festivals en son sein.
Les quelques impressions qui suivent ne constituent donc qu’un bilan personnel du festival, ou plutôt, de mon festival.
Des images éparpillées
Dans une semaine faite de projections diverses, où les souvenirs de films restent bien souvent en mémoire sous forme de bribes, revenons d’abord sur quelques-uns des éléments marquants de la programmation.
Les Dix commandements– Cecil B. DeMille, 1956. Séance mémorable car grandiose. Le film de 1956 s’ouvre par un discours du réalisateur en personne, Cecil B. DeMille, proposant une introduction à son œuvre, comme pour nous enjoindre à mieux voir l’ampleur de la fresque qui va se dérouler sous nos yeux. Teinté de gigantisme jusque dans ses 3h40 de durée, le film est surtout admirable pour sa première partie, dans laquelle décors, musique et personnages sont au service d’une intrigue politique épique. La rencontre de Moïse avec Dieu, éclipsant le politique au profit du religieux, casse cette dynamique et la seconde moitié est plus laborieuse, n’évitant pas l’écueil des lourdeurs théologiques. Le film y souffre également sur le plan esthétique, les effets spéciaux ayant très mal vieilli, ils desservent l’enjeu de certaines séquences, notamment celle de la tant attendue traversée de la Mer Rouge.
Les Dix commandements – Cecil B. DeMille, 1956
James Dean. Parce que À l’est d’Eden d’Elia Kazan (1955) ne tient debout que par la prestation d’Actors Studio inouïe de son acteur principal. Dean bouffe littéralement la pellicule. D’une présence asphyxiante, il s’approprie l’espace en étant de tous les plans, allant même jusqu’à contaminer le hors-champ lorsque, caché dans une grange à épier son frère et sa fiancée, sa seule aura constitue déjà une menace pour la sérénité du couple.
Ingmar Bergman. Sous titrée « Une vie de cinéma », la rétrospective consacrée au cinéaste suédois nous permettait de revoir quelques œuvres de sa longue filmographie. A priori, on pourrait penser que le cinéma de Bergman se prête moins que d’autres à l’exercice du festival. Sans tomber dans les poncifs au sujet de l’âpreté de ses films (chose discutable selon les périodes), il est vrai que leur force est telle qu’on imagine mal que les projections répétées puissent leur laisser suffisamment de liberté pour se déployer pleinement en nous. Prudent, nous tentons l’expérience de deux films : Jeux d’été (1951) et Fanny et Alexandre (1982). Difficile d’évoquer, en ces quelques lignes, le choc ressenti lors de ces deux projections. En 1958, Godard écrivait de Jeux d’été qu’il était « le plus beau des films » (1). La formule est simple, d’une naïveté assumée par son auteur, mais l’on ne peut que partager cette volonté de saluer d’une manière élémentaire la majesté des images qui viennent de défiler sous nos yeux. Par le seul intermédiaire d’un carnet que reçoit une danseuse de l’opéra de Stockholm, Bergman magnifie une fois de plus le flashback pour nous transporter vers les souvenirs d’un amour d’été que cette réception fait renaître chez la jeune femme. Pour mieux parler de ces séquences, nous pourrions tenter d’en analyser en détail la direction d’acteurs, l’éclairage, la liberté de cadrage, le montage ; nous nous contenterons de dire que leur seule vision constitue le plus beau moment du festival. Si, nous le disions, il est parfois difficile de s’approprier d’avantage que des fragments de films lors d’un festival, l’atmosphère estivale de Jeux d’été nous a suivi toute la semaine, et continuera certainement bien au-delà.
Dans Fanny et Alexandre, bien que la rudesse de l’hiver remplace le soleil de l’été nordique, Bergman n’en reste pas moins soucieux de restituer le même sentiment de chaleur. Celle-ci n’est plus climatique, elle est familiale, chromatique, et transparaît autour de la célébration de la fête de Noël. Dans la grande demeure familiale, le cinéaste capture l’effervescence des festivités, alternant les bruyantes scènes de groupes avec d’autres, plus intimistes, où la mère se retrouve seule avec son amant et les enfants seuls avec leur imaginaire, projeté sur les murs de leur chambre. La mort vient casser cet élan joyeux et nous entrons dans la seconde moitié du film au rythme des injures proférées par le jeune Alexandre aux funérailles de son père. Une volonté de jurer, de mentir aussi, pour mieux écorcher ce Dieu qui nous a pris l’être aimé. Trente ans après Jeux d’été, religion et mort sont donc toujours au cœur de l’œuvre de Bergman, celles-ci venant complétement dérégler l’équilibre de son dernier long métrage, pour amener ses deux protagonistes principaux à quitter l’opulence de la maison d’enfance pour prendre leurs quartiers dans le dépouillement glacial d’une demeure de pasteur. « Film-somme », pour reprendre les mots d’Emmanuelle Devos, venue présenter le film, la force de Fanny et Alexandre vient effectivement de ce qu’il constitue une synthèse, ou mieux, un prolongement – sublime – de l’œuvre du cinéaste suédois.
Jeux d’été – Ingmar Bergman, 1951
À la découverte de Hal Ashby
Celui que le programme nous présente comme « l’oublié des années 1970 » est certainement la bonne surprise de ce festival. Rarement cité, il est vrai, aux côtés des grands noms du Nouvel Hollywood, Hal Ashby a quarante et un an lorsqu’il réalise son premier film et n’appartient donc même pas à la jeune génération émergente des Scorsese, De Palma ou Malick. Pourtant à la vision de trois de ses films, Harold et Maude (1971), La Dernière corvée (1973) et Le Retour(1978), on réalise à quel point son cinéma s’enracine dans les thématiques des seventies tout en gardant une tonalité propre, une sensibilité très reconnaissable qui en fait un cinéaste digne du plus grand intérêt.
Des trois films, Harold et Maude est celui qui laisse le plus de « traces ». On garde ainsi en mémoire le mal-être du jeune Harold et son entêtement à simuler sa propre mort, notamment au cours des rendez-vous mémorables qu’organise sa mère avec trois prétendantes à un futur mariage, entrevues qui se terminent successivement par un bras coupé à la machette, une immolation et un hara-kiri. Ces gags, décuplés par leur mise en scène axée sur l’attente du drame inévitable en font certainement le film le plus drôle du festival – là où les projections du Grand blond avec une chaussure noire (1972) et de La Chèvre (1981) relevèrent davantage du calvaire. Certainement l’une de ses plus belles histoires d’amour aussi, que celle de ce jeune homme avec Maude, septuagénaire qui va progressivement l’écarter de la mort pour le tourner vers la vie, cela avec une grande délicatesse que ne peut retranscrire ce bref résumé.
Harold et Maude – Hal Ashby, 1971
Car c’est bien cette justesse de ton qui fascine chez Hal Ashby et qui le préserve de tomber dans le pathos, y compris lorsqu’il aborde les thèmes lourds de la guerre et du handicap dans Le Retour. Moins marquant que Harold et Maude, le film est très beau dans sa première partie qui suit le quotidien d’une femme (Jane Fonda) dont le fiancé est parti au Viêt Nam. À travers sa solitude, son rapprochement avec un blessé de guerre paralysé des jambes, le film nous offre un vrai beau rôle féminin – ce qui, à la même époque, est loin d’être le cas dans les films de John Flynn dont nous parlerons plus loin -, des moments d’intimité fugaces et une scène de sexe merveilleuse, car sobre, délicate. Au-delà de son propos antimilitariste, c’est ici que le film nous touche, à travers la quête de légèreté de son auteur, et sa volonté de capter la simplicité des rapports entre ses personnages.
Sa démarche est similaire dans La Dernière corvée, road movie original où le voyage ne répond à aucun désir de liberté, mais au contraire à la certitude d’un emprisonnement proche, puisque nous suivons les pas de deux marines chargés d’en escorter un troisième jusqu’à sa prison. Alors qu’ils marchent vers la captivité, Ashby en profite simplement pour mettre en valeur, par un effet de contraste, une dernière semaine d’insouciance avant huit longues années d’enfermement. Parcourant les grandes villes du pays, on découvre pourtant l’Amérique par ses marges, de ses petites banlieues pavillonnaires à ses bordels, en passant surtout par ses hôtels crasseux. Dans l’un de ces derniers, nous partageons cette longue nuit de beuverie qui scelle l’union des protagonistes et l’adhésion du spectateur.
À voir Hal Ashby uniquement comme un "Yes man", pour n’être que rarement impliqué dans la genèse des films qu’il réalise, on en oublierait que son cinéma est d’une cohérence rare. Que ce soit à travers l’esprit de liberté qui traverse son œuvre (personnifié par sa bande son), ou son affection pour les individus en perdition, en marge de la société, on trouve surtout un vrai regard et une grande tendresse dans le cinéma de Hal Ashby.
Quentin Tarantino, évidemment…
Mais plus que jamais, le Festival Lumière 2013 a porté la marque de celui qu’il consacrait cette année : Quentin Tarantino. D’ordinaire, le lauréat Lumière se fait plutôt discret, se contentant de pointer le bout de son nez à la cérémonie du vendredi soir pour recevoir son prix. Sans surprise, cela ne pouvait suffire à Tarantino, à qui il n’a fallu qu’une semaine pour faire exploser un protocole vieux de quatre ans, et venir marquer le festival de son empreinte.
Première nouveauté, un cycle entier est consacré au lauréat. Intitulé "A personal journey through cinema by Quentin Tarantino", il proposait une sélection de films choisis par le cinéaste américain, véritable aubaine pour le Tarantino cinéphile, toujours avide de faire partager quelques-uns de ses films cultes. Cette liste assez hétéroclite nous a notamment permis de découvrir Échec à l’organisation (1973) et Légitime violence (1977), deux films du réalisateur John Flynn, projetés au cours d’une double séance. Dans ces deux films de série B, qu’il s’agisse de Robert Duvall s’attaquant au syndicat du crime de Los Angeles à la suite de l’assassinat de son frère, ou bien de William Devane partant à la poursuite des hommes lui ayant pris un bras, son argent, sa femme et son fils, on retrouve l’un des leitmotiv majeur du cinéma de Tarantino : la vengeance. Bien que très différents, les deux films nous proposent donc un dispositif narratif identique, se limitant à suivre la progression d’un personnage jusqu’à l’objectif qu’il s’est fixé. À partir de là, les films prennent des trajectoires différentes, Échec à l’organisation restant très classique là où Légitime violence nous entraîne dans la frénésie d’une vengeance sanglante et jouissive, évoquant un cinéma dont Tarantino se veut l’héritier. Pourtant, au-delà de son statut de film culte, Légitime violence ne possède pas la justesse de rythme de Échec à l’organisation, n’a rien de ses belles respirations et de son rapport à l’espace, nous rappelant que dans ces années soixante-dix, même une histoire de vengeance lorgnant vers le film noir se joue au milieu des grands espaces américains et des routes qui les traversent.
Échec à l’organisation – John Flynn, 1973
Mais la présence de Tarantino ne se limite pas à la seule mise en exergue de son univers cinéphilique. Le cinéaste fut présent, sur le terrain, et ce dès lundi soir pour venir saluer la "super coolness" de Jean-Paul Belmondo, lors de l’hommage qui lui était rendu en parallèle à la projection de Un singe en hiver(Henri Verneuil, 1962), film d’ouverture. Durant toute la semaine, Tarantino était donc en terres lyonnaises, c’est-à-dire susceptible de venir prendre part à la fête. Cette présence hypothétique donnait aux séances une saveur particulière, les plus prévoyants gardant même un siège à leur côté pour Quentin, au cas où.
La projection du Déserteur (1939) de Léonide Moguy est certainement le plus bel exemple de cet « effet Tarantino » sur le festival. Séance de début d’après-midi, film de 1939 peu connu : a priori, pas de quoi attirer les foules. Seulement, le simple fait que le film fasse partie du cycle Tarantino a suffi à remplir la salle, et c’est même le cinéaste américain en personne qui est venu se charger de la présentation, nous expliquant avoir découvert ce réalisateur français d’origine russe avec Paris After Dark (1943) lors de la préparation de Inglorious Basterds(2009). N’ayant jamais pu se procurer Le Déserteur, Tarantino est avant tout venu en spectateur, excité à l’idée de voir le film projeté dans sa version originelle de 35mm.
Le film se déroule à la fin de la Grande Guerre, en 1918. Alors qu’un train de soldats est immobilisé suite aux bombardements allemands, le jeune Paul profite du temps nécessaire aux réparations pour rendre visite à sa famille et à sa fiancée habitant le village tout proche. L’intérêt du film réside dans l’astuce de ce dispositif, dans ce rapport à l’espace et au temps. Paul n’a guère plus d’une heure avant que le train ne reparte, soit, grosso modo, la durée du film, et c’est donc en temps réel que nous suivons l’action, la certitude d’un départ proche étant présente à chaque instant. Pour le reste, le film n’offre que peu de surprises mais renferme quelques belles scènes de couple, au cours desquelles on comprend que la survie en temps de guerre ne se joue pas uniquement au front, mais dépend aussi de l’arrière et du souvenir que l’on garde des personnes que l’on y a laissées. Un film loin d’être dénué d’intérêt, donc, mais dont on s’étonne tout de même qu’il recueille l’une des plus longues ovations du festival.
Tarantino étonne donc par sa capacité à galvaniser le public, à lui faire partager son euphorie à l’idée de découvrir une œuvre encore inconnue. À la remise du prix Lumière, Bertrand Tavernier ne semblait toujours pas remis de l’impact du cinéaste sur le festival : « Léonide Moguy, ça n’a jamais dû lui arriver de sa vie d’être applaudi comme il l’a été cette semaine ! Faire applaudir aussi chaleureusement ce film oublié de 1939 par un public majoritairement jeune, c’est tout simplement prodigieux ». Même si le culte de l’image peut parfois agacer (confer la vente de T-shirts à son effigie, qu’il n’oublie d’ailleurs pas de nous rappeler), Tarantino a su mettre son aura de rock star au service du festival et des nombreux films qu’il a présentés.
C’était donc ça le Festival Lumière 2013, ça et plein d’autres choses. On aurait aimé se pencher d’avantage sur les raretés du cycle "Art of noir", pouvoir consacrer du temps au cinéma d’Henri Verneuil ou se frotter une nouvelle fois à la dure réalité de la capitale italienne dans une version restaurée de Rome ville ouverte (Roberto Rossellini, 1945) ; malheureusement le temps nous a manqués. Mais la beauté de ce festival réside aussi dans ces petites frustrations, et sa capacité à attiser notre curiosité de cinéphile bien au-delà de cette seule semaine. Avec Tarantino comme porte-parole, le contrat fut largement rempli cette année.
(1) Jean-Luc Godard, « Bergmanorama ». Les Cahiers du cinéma, no 85 (janvier 1958).
Trois ans après son court-métrage Adami, « L’arche des Canopées », Céline Sallette revient à Cannes et nous confirme qu’elle fait un cinéma de la candeur.