Le sourire vissé aux lèvres, tout heureux de voir son troisième film, Les Proies, s’exporter aussi bien à l’étranger, le jeune réalisateur ibérique Gonzalo Lopez-Gallego est un peu à l’image du récent cinéma de genre espagnol : frais, plein d’énergie, à la fois respectueux des codes en vigueur et en constante recherche de renouvellement. Surprenant, cohérent dans ses parti-pris et très ludique, Les Proies est un petit bijou que son metteur en scène a bien voulu décortiquer pour nous.
Après avoir vu Les Proies, j’ai vraiment l’impression qu’on découvre chaque mois, voire chaque semaine, un nouveau réalisateur espagnol qui fait du cinéma de genre, comment expliquez-vous ça ?
Je n’ai pas de réponse pour ça ! Je suis heureux que ça arrive, c’est tout. Peut-être que c’est parce que les Espagnols en ont un peu marre de voir toujours le même genre de films, des drames un peu barbants…
Nous en avons plein aussi en France…
Oh, allez, quand même, vous faites de superbes films ! Nous envions vraiment le cinéma français, vous savez.
Le réalisateur de Shiver, Isidro Ortiz, m’avait justement dit la même chose : « vous, les Français, faites tellement de films chaque année, avec tellement d’aide de votre pays… » Mais nous n’avons pas cette culture du cinéma de genre, du cinéma fantastique. Les Proies est un film unique, original. Mais bon, peut-être ne voyons-nous que les bons films de chez vous ?
Oh, ça c’est sûr, je ne veux citer personne, mais bon… (rires) Nous avons quand même Almodovar, tous ces grands cinéastes… En fait je pense que depuis cinq ans, il y a une génération de réalisateurs qui a grandi avec l’amour des films américains de Spielberg, Lucas, des films qui vous font rêver… Et puis on devient plus vieux, on s’intéresse au cinéma européen, avec Kaurismaki, les auteurs français… J’adore le cinéma, je peux regarder de très mauvais films, mais il y aura toujours un plan ou une idée pour m’intéresser. Même quand je vois Indiana Jones 4, et que je suis un peu en colère (rires), ça arrive… Je sais bien que nous faisons partie d’une industrie où les producteurs ne sont pas tous intéressés par le cinéma. Mais il suffit qu’il y ait des gens comme Juan Antonio Bayona, Nacho Villagonda, Paco Plaza, tous ces gens-là ne veulent qu’une chose : travailler ! Ils veulent vous faire rêver, réaliser de grands films…
Ils veulent divertir ?
Oui, exactement, et ils veulent trouver leur propre façon de le faire. On parle de films fantastiques, là, et les Japonais, les Coréens, cherchent aussi leur style, ils le font même avec les jeux vidéo.
En parlant de jeux vidéo, d’où vient cette idée un peu folle au centre de l’histoire des Proies ?
C’était un processus, plus qu’une idée, en fait. Contrairement à mes deux premiers films, où j’étais producteur et auteur, c’est la première fois que je mettais en scène un scénario que je n’avais pas écrit. J’ai bien sûr beaucoup travaillé avec le scénariste Javier Guillon (NDLR : le cinéaste est d’ailleurs mentionné en tant que co-scénariste), mais vraiment il s’agit surtout d’un processus. Au début, les chasseurs devaient être de riches étrangers… Mais à la base, j’adorais la façon dont l’histoire était construite, avec ces zones d’ombre, le tout écrit d’une manière très divertissante. J’aime ça, ces films où on suit une histoire, et une seule. J’ai fini par réaliser que cette structure de thriller, avait beaucoup à voir avec les jeux vidéos. Quand vous jouez face à votre console, vous êtes seul, vous découvrez au fur et à mesure de nouvelles informations, c’est déjà un thriller. Nous avons donc voulu changer l’identité des chasseurs, parce que ça ne m’impliquait pas assez émotionnellement. Je voulais faire passer un message, au moins, que ça vous remue. J’en ai parlé à mes producteurs, et j’ai appris durant le tournage qu’un film français, Ils, parlait un peu de la même chose. Mais bon, ça arrive tout le temps, vous savez. Il fallait rester relax par rapport à ça.
Quand vous cachez aussi longtemps l’identité du monstre dans l’histoire, il faut savoir provoquer la réaction. Avec Les Proies, tout d’un coup on changeait la perception de l’histoire, le suspense disparaissait : on ne savait pas le « pourquoi », mais au moins on savait le « comment ». Le spectateur, lui, veut savoir pourquoi. Certaines personnes ont relié Les Proies aux jeux vidéo, d’autres non. Etant moi-même un gros joueur, je comprends leur pouvoir. Je voulais introduire cette problématique dans le film, avec ces plans tournés comme dans un FPS (First person shooter). C’est surtout une manière de voir comment ces personnages voient le monde. Mais le film, en son entier, comporte des références à ça : j’ai utilisé des sons 8-bits au début, j’ai disséminé des indices dans les séquences… En fait c’est peut-être plus un film pour les gamers geeks qu’une critique des jeux vidéos !
Le fait même d’avoir ce type d’histoire centrée sur un seul personnages rappelle le jeu vidéo, non ?
Oui, et c’est d’ailleurs pour ça qu’on a donné cette identité aux tueurs, parce qu’on réalise en fait que tout ça, à la fin, n’est qu’un gigantesque jeu, avec la carte qui recense tous les lieux, comme un jeu de plateau.
En termes de style, je me demandais si au niveau des inspirations, vous aviez vu Hitcher ? Le film débute de la même manière, avec un conducteur dans un paysage désertique, qui croise la route d’un mauvais personnage.
Quel film ?
Hitcher, un film des années 80, avec Rutger Hauer…
Hmmm… Ah oui, The Hitchiker ! Oui, bien sûr, j’avais adoré, tout comme Duel, de Spielberg. Il y a toujours cette histoire avec un type, où on ne comprend pas tout, on est constamment surpris. Utiliser ces références, comme celles du jeu vidéo, m’a grandement aidé dans le choix des cadrages, des mouvements de caméra.
Pouvez-vous nous parler de vos précédents films ? Ils ne sont pas sortis en France, je crois…
Oui, il faudrait en parler avec les distributeurs, d’ailleurs (rires). Le premier s’appelait Nomads, il est passé dans beaucoup de festivals, mais n’a pas eu vraiment d’audience en dehors. Il est sorti dans huit salles en Espagne… On l’a tourné en 35 mm, en cinq semaines, c’était un gros investissement. En gros, c’est un thriller qui se passe dans un monde désespéré. C’est un film d’atmosphère, sans beaucoup de dialogues. On suit un tueur qui recrée des accidents de voiture.
Comme dans Crash ?
Oui, euh, oui, comme dans Crash, mais Crash est…hum…(rires) Disons que là le tueur a son propre modus operandi. Il n’y a pas de police dans le film. Il y aussi une fille kidnappée, que le tueur va finir par aider. Le deuxième était très différent, ça s’appelait Over the rainbow, comme la chanson de Judy Garland. C’est tourné en mini-DV, à Berlin, et c’est un film d’horreur…mais en version chiante (éclat de rire général). C’est l’histoire d’un caméraman qui fait un voyage à Berlin. Tout le film est en fait son journal vidéo. Il filme comme un touriste, mais des choses étranges commencent à arriver, et le spectateur découvre que le héros ne lui raconte pas toute la vérité, il apprend à faire lui-même un film au lieu de filmer la vérité…
Vous pourriez ressortir ce film aujourd’hui, tout le monde réalise des films à la première personne, depuis Rec et Cloverfield…
C’est vrai, mais ce n’est pas vraiment un film populaire, c’est plus introspectif. Je le voyais comme commercial, mais il n’y a peut-être que 3000 personnes au monde qui l’ont vu. Il sort en Espagne en septembre, comme Les Proies. J’en suis fier.
J’ai travaillé pendant un temps, après, sur plusieurs projets, mais avec Les Proies, je me suis rendu compte que j’aimais plus réaliser qu’écrire. Je veux dire, j’adore travailler avec des scénaristes, donner des idées, mais avec ces deux premiers films, j’utilisais l’écriture comme un outil, qui menait au tournage, en pensant d’abord à cela. Le fait d’imaginer l’histoire que quelqu’un d’autre a écrit, j’adore ça. Quand j’écris moi-même, je n’ai pas de structure, ça se voit.
Vous n’avez pas étudié le cinéma ?
Non, j’ai étudié l’ingéniérie informatique. Je suis entré à l’université, ça faisait sérieux pour la famille, je n’avais pas trouvé d’éléments pour convaincre ma famille de me payer une école de cinéma à Barcelone ! J’ai donc choisi les ordinateurs, principalement parce que j’adorais les jeux vidéos. J’ai passé huit ans à étudier, et je me suis alors dit que j’en avais assez (rires). J’ai rencontré un gars qui voulait être acteur, et on a tourné plein de court-métrages. J’ai ensuite suivi des ateliers d’écriture. Mais depuis à chaque film, j’apprends beaucoup de choses, sur le tas.
Voyez-vous votre film comme une énigme ? Le film donne peu de réponses au départ sur les tueurs, mais également sur les deux personnages principaux : on ne connaît pas leur passé, leurs motivations, et ce jusqu’au bout… Vous aimez le fait de ne pas donner toutes les réponses ?
Disons que je me suis un peu habitué à travailler comme ça, sur mes trois films. Je suis toujours déçu quand on m’explique trop de choses dans un film, à travers les dialogues. Il faut vraiment qu’ils soient très bons pour que j’aime ça. Je développe en fait des biographies pour tous mes personnages : leur enfance, leur personnalité, plein de choses. Parce que je sais qu’une fois sur le plateau, j’en aurais besoin, pas pour les expliquer au public, mais pour moi, et pour les acteurs. C’est comme ça que le personnage prend vie, sans qu’il ait à se justifier. A quoi bon faire dire au héros : « Je me suis enfui de chez moi parce que mon père me bat » ?
Avec une grosse musique derrière pour appuyer…
Oui, voilà ! Pourquoi ai-je besoin de ça ? C’est plus beau de laisser le spectateur tirer ses propres conclusions. Quand, après un film, vous allez au bar discuter du film avec vos amis, vous avez réussi. Ce n’est pas juste quelque chose que vous oubliez en sortant de la salle, ça reste dans votre tête, même si vous n’avez pas aimé. J’aime être surpris en regardant un film. A moins d’être un dialoguiste génial, vous devez faire ce travail sur les personnages et leur background, pour les rendre crédibles en peu de temps. Seules les séries peuvent créer des personnages sur la longueur, comme Les Sopranos, Dexter, Lost… Là, vous pouvez leur faire raconter les histoires, parce qu’ils ont le temps. Mais au cinéma, en 90 minutes, vous devez faire un choix : laisser les personnages expliquer leur situation, ou faire avancer l’action.
Howard Hawks avait une phrase pour définir ce problème : « action is character ».
Voilà. Voilà. J’ai mis vingt minutes pour l’expliquer, et vous l’avez résumé en une seule phrase (rires).
Où avez-vous tourné le film ?
Dans une région qui s’appelle Soria, à 200 km au nord-est de Madrid. C’est une région très belle, pas très habitée, ni touristique. Les gens ne la connaissent pas. Vous avez plein de paysages différents au même endroit. Les montagnes rocheuses, les arbres à feuilles jaunes… Le village abandonné était plus loin, à 50 km. Beaucoup de gens quittent des endroits comme celui-ci pour habiter les villes. On a un peu redesigné le décor mais il était basiquement comme ça. Franchement, si jamais vous passez en Espagne, pour faire des ballades, c’est un endroit vraiment magnifique.
Vous avez eu des problèmes avec la météo ?
Quand vous tournez sept semaines en montagne, sans plateau de rechange, en automne… Forcément, vous avez des problèmes ! Il y a eu beaucoup de pluie, mais pas glaciale. La scène de la rivière a changé par exemple : le ruisseau devait être calme, mais au petit matin, c’était un torrent furieux ! J’ai parlé avec mon directeur de la photo, et nous avons décidé de changer le script. C’était incroyable, ça vous fait sentir si vivant. Mais pour travailler comme cela dans l’urgence, il faut beaucoup travailler en amont, sur le storyboard, pour pouvoir improviser. Vous vous sentez plus en sécurité.
Comment a été le tournage avec vos deux acteurs principaux ?
C’était une belle expérience, surtout avec Leonardo Sbaraglia, c’est vraiment un très bon acteur. Il est célèbre en Argentine, mais aussi en Espagne. Il tourne en Amérique, au Mexique… C’est un gars extra, vraiment : s’il fallait courir, il y allait à fond.
Et il court beaucoup, comme sa partenaire, Maria Valverde.
Oui, effectivement. Elle est extra, aussi, mais elle est plus jeune. Elle a déjà tourné beaucoup de films connus en Espagne et en Italie. Elle est tellement belle : elle a quelque chose dans son visage qui resplendit, une blancheur, de grands yeux.
Et les deux jeunes acteurs, comment les avez-vous dénichés ?
Le plus jeune vient en fait d’une agence. Sur la photo il ressemblait au Damien de la Malédiction, alors je l’ai rencontré. C’est un gars solide, amical, très mature. J’ai fait le reste du casting avec lui, nous avons cherché la bonne alchimie pour le rôle du frère, et nous avons trouvé Andres, il n’avait pas d’expérience non plus. Nous sommes partis de zéro avec eux, il a fallu les entraîner, leur apprendre à tenir des armes très lourdes.
Il y a une énigme qui subsiste avec leurs personnages : on n’apprend jamais l’identité du « troisième homme » que Quim renverse avec sa voiture au début…
Oui, nous sommes partis sur plusieurs hypothèses en fait, il s’agissait tantôt d’un ami, d’un frère, voire même de leur père. Je pense que, quelle que soit la solution à cette énigme, ça marche au final.
La même chose peut être dite pour la fille : on ne sait jamais qui elle est, ce qu’elle venait faire dans la forêt, si elle connaissait les tueurs… Je me posais encore la question deux jours après ! (rires)
Nous avons beaucoup travaillé là-dessus. Basiquement, elle est l’appât qui amène Quim dans ces montagnes. Est-elle liée aux évènements ou est-elle là par hasard ? A chacun de se faire sa propre idée.
Aimez-vous le titre français du film (El rey de la montana, en VO) ?
Hmmm… En tout cas j’aime le poster ! (rires) Disons qu’ils ont choisi le style jeu vidéo : ça en révèle peut-être un peu trop, mais c’est une image forte. Il aurait peut-être fallu garder l’idée du jeu du roi de la montagne. Quand j’étais enfant, j’y jouais avec mes copains, et après, quand vous jouez aux jeux de guerre, il y a ce mode « capture de drapeau », vous avez à nouveau ce jeu. Peut-être que c’était difficile à retranscrire en français…
Oui, Le roi de la montagne, ça n’est pas très évocateur, en fait… Le problème est surtout qu’il existe déjà un film de Don Siegel avec ce nom, on pourrait penser qu’il s’agit d’un remake.
Ok, je vois… Bon, qu’est-ce que je peux dire, ceux qui sont chargés de vendre le film le font très bien pour l’instant. La façon dont ils le traitent est très bien. Je ne suis pas français, c’est difficile de juger. Je sais qu’en Amérique, ils ont changé le titre pour Deathmatch. C’est un autre mode de référence au jeu vidéo.
Propos recueillis par Nicolas Lemâle