Rencontre avec Frederick Wiseman

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À l´occasion d´une rétrospective partielle lui ayant été consacrée, le cinéma Lucernaire accueillait dans son cocon une de nos plus vieilles lucioles. Entretien avec le cinéaste américain.

Il y a une foule de « je » anonymes dans les trente-neuf longs métrages réalisés par Frederick Wiseman, documentariste américain dont l’amplitude de l’œuvre pourrait se matérialiser par un vaste master shot recouvrant une seule et même ambition : celle de composer une comédie humaine en images animées.

Huit coupes franches ont toutefois été opérées à l’intérieur de celle-ci : de ses premiers films, Titicut Follies (1967), High school (1968), Hospital (1970) et Juvenile Court (1973), cadrant les institutions étatiques comme terrains de domestication démocratique, à La Dernière lettre (2001), apostrophe entièrement fictionnelle, jusqu’à ces trois derniers films à ce jour, désormais inscrits dans des lieux de sociabilité davantage informels, La Danse (2009), Boxing Gym (2010) et Crazy Horse (2011).

De ces enseignants brigadiers qui martèlent les règles de bienséance à de jeunes blanc-becs (High School), au fracas autoritaire du marteau d’un tribunal punissant ceux qui ont osé s’en moquer (Juvenile Court) ; jusqu’à l’hôpital et ses fantômes, de ce vieux veau qui sanglote virilement sa maladie face à un médecin rigide (Hospital) à ce détenu psychiatrique bien impotent, plus balafré que rasé par son gardien (Titicut Follies), on retrouve toujours des corps tétanisés par les institutions qui les représentent, des corps confisqués et lissés par des figures grasses de paternalisme.

Mais des corps capables aussi de défenestrations, de reconquêtes, de survivances et de ces climax inattendus qui n’appartiennent qu’au documentaire. Un bestiaire de comportements capté en plans-séquences par la caméra observante de Frederick Wiseman des centaines d’heures durant, pour ensuite isoler, mûrir, triturer, façonner sur sa Moviola, selon un langage romanesque d’une justesse ascétique qui déshabille les carcans s’instaurant, souvent, entre idéologie et réalité.

De ceux que l’on plume aux poids plumes, il n’y a qu’un pas, celui consistant à poser les mains sur les galbes plantureux de nos danseuses parisiennes, des vénérables (La Danse) aux désirables (Crazy Horse), pour mieux s’esquiver et châtrer toute jalousie naissante en nous ramenant à une réalité, celle du coup de poing en pleine tempe : la sueur colorée d’un garage texan aménagé en salle de boxe (Boxing Gym).

Enfin, un rappel, solennel : si Frederick Wiseman incarne un demi-siècle pudique de documentaires, la voix nasillarde de la fiction justifiera son anonymat, portée par celle de Catherine Samie, sociétaire de la Comédie-Française, monologuant sur ses propres planches, non loin de la fosse donc, la mort de son fils comme celle de « tous les youpins » (La Dernière lettre).

La Dernière lettre © Laurencine Lot

 

Vous justifiez souvent votre démarche de documentariste en vous référant à la littérature, comparant le montage au procédé d’écriture, l’image à l’abstraction de la poésie, avez-vous déjà pensé avoir manqué une carrière d’écrivain ?

Oui et non… Quand j’étais jeune, tous les gens qui s’intéressaient aux arts voulaient devenir écrivain, devenir le nouveau Hemingway ou le nouveau Fitzgerald. Aujourd’hui, tout le monde veut être cinéaste, plutôt Godard, et cætera… À la fin des années 1950 j’ai vécu pendant presque deux ans à Paris, j’ai beaucoup lu mais n’ai pas vraiment écrit, mais en allant dans tous les cafés où Hemingway était allé, en fréquentant ces lieux select, j’ai de cette façon été un peu écrivain par fantasme.

Il y a en termes de structure beaucoup de similitudes entre le fait d’écrire des livres et réaliser des documentaires, quels seraient pour vous ces critères de rapprochements ?

Le montage de mes films est à mon avis très lié à l’écriture. Il y a toujours des questions de structures dramatiques, de thèmes, de caractérisations, de passages de temps, de comment on traite des métaphores ou des abstractions, même si je crois que pour n’importe quelle forme, ces problèmes seront toujours les mêmes, mais simplement, seront résolus de façons différentes. Par exemple, quelques années après avoir effectué le montage de Welfare [1975, ndlr], j’ai lu un roman de George Konràd [The Case Worker, ndlr], un écrivain hongrois qui a écrit sur un centre de sécurité sociale à Budapest, les personnages et les situations y étaient exactement les mêmes, la seule différence était finalement que les patronymes étaient soit hongrois soit américains. Le fait de comparer les façons de traiter de ces questions m’intéresse beaucoup. De même que dans Basic Training [1971, ndlr], un film sur l’armée américaine que j’ai tourné en 1970 et dont il existe une pièce de David Rabe, un metteur en scène américain, The Basic Training of Pavlo Hummel, où l’on peut constater que les situations y sont profondément ressemblantes.

On fait beaucoup de liaisons entre vos films sur les institutions et des réalisateurs de fiction prenant pour thème l’éducation, que pensez-vous de ces ponts avec la fiction ?

Cela m’amuse beaucoup… Il y en a eu plusieurs, entre autres Gus Van Sant [Elephant, ndlr] et Stanley Kubrick. Par exemple, la première partie de Full Metal Jacket est complètement tirée de Basic Training. La secrétaire de Stanley Kubrick m’a téléphoné un jour me disant que M. Kubrick voulait voir Basic Training. J’étais si naïf à cette époque que je lui ai envoyé une copie, copie que j’ai d’ailleurs mis près d’un an à récupérer.

Vous refusez la catégorie « documentaire » et préférez de manière générale dire que vous faites des « films ».  Vous avez dit: « Il ne s’agit pas des documents qui expliquent la structure sociale d’une communauté. » Alors, de quoi s’agit-il ?

Il s’agit de beaucoup de choses, je ne sais pas si c’est à moi de l’expliquer, mais il s’agit d’une analyse de la loi, du comportement des gens dans un endroit donné, de la relation entre l’idéologie et la pratique. C’est aussi une sorte d’Histoire naturelle, de comment les gens se comportent, du langage, des vêtements, des gestes, tout ça… Je ne sais pas vraiment ce que signifie la structure sociale, en contraste avec quoi ? Cela est très français…

Pourquoi récemment avoir choisi le ballet de Paris, le Crazy Horse et une salle de boxe, qui sont des lieux moins étiquetés « administration » ? En quoi sont-ils davantage significatifs pour vous ?

Non, à mon avis il n’y a aucune signification à l’ordre avec lequel je tourne ou choisis mes films. En général, je veux tourner sur beaucoup de sujets différents, et même si j’ai fait deux films sur le ballet [Ballet & La Danse, le Ballet de l’Opéra de Paris, 1995 & 2009, ndlr] ou l’école secondaire [High School I & II, 1968 & 1994, ndlr], je ne peux pas répéter les sujets, je veux surtout tourner sur ce qui m’intéresse dans l’instant. Je crois que mes trois derniers films sont très cohérents par rapport à ce que j’ai filmé auparavant car ils ont aussi été tournés dans des institutions. Le ballet de Paris et le Crazy Horse en sont, la salle de boxe en est une petite également, car tout ce qui s’y passe a des liens avec beaucoup d’autres choses de l’extérieur.

Vous avez dit : « L’effet cumulatif permet de faire un portrait impressionniste, évidemment incomplet, de certain aspect de la vie américaine contemporaine, reflété par des institutions essentielles au fonctionnement de ce pays. » De la même manière que vous dites  « la star, c’est le lieu », concernant Boxing Gym, quel est selon vous le rôle essentiel d’un gymnase comme cela à Austin ?

Oh ! Et bien parce que le sujet du film est la violence, et que c’est un sujet important, pas seulement en Amérique, mais dans tous les pays. Le fait de boxer est une façon d’exprimer une violence contrôlée, et dans le film, il y a des références à d’autres sortes de violences : il y a cette conversation entre les deux personnes sur les vélos stationnaires,  le soldat qui va partir en Afghanistan dans un an, il y a une référence aux étudiants tués à Virginia Tech en 2007. Je suis tombé dessus par hasard mais c’est à mon avis très lié au sujet du film, si l’on pense que le vrai sujet est la violence humaine.

Est-ce que les règles du conformisme à l’œuvre dans toutes ces institutions, parfois inculquées dans la violence, justifiaient-elles alors votre démarche ?

Rien n’est nécessaire pour justifier ma démarche sauf mon entrée dans le sujet. La violence dans l’éducation n’est pas mon seul sujet de préoccupation mais est effectivement liée à beaucoup de films. Dans une certaine mesure presque tous mes films s’occupent de la question de la violence, il y a la violence émotionnelle dans High School I, la séquence de Titicut Follies, plus physique, où les gardiens frappent des prisonniers, mes trois films autour de l’armée américaine, Basic Training, Manoeuvre [1979, ndlr] et Missile [1987, ndlr], qui sont des films sur la violence au service de l’État. Titicut Follies traite de l’emprisonnement de gens qui ont commis des actes violents, Law and Order [1969, ndlr] de la police qui par son travail tente de contenir la violence de criminels, Juvenile Court de la façon dont on juge et emprisonne les mineurs et sur la façon dont on utilise la psychothérapie, Boxing Gym, comme je vous l’ai dit de la violence contrôlée, Hospital et Near Death [1989, ndlr] de la violence de la maladie, Domestic Violence (I & II, 2001 & 2002, ndlr] des violences domestiques, et cætera…

Pensez-vous en filigrane l’inscription politique ou celle-ci est-elle involontaire ? Je pense à High School I où le proviseur du lycée lit en public une lettre d’un ancien combattant du Viêt Nam, où quand dans Boxing Gym le calme du gymnase nous interroge sur la notion de melting pot.

Oui… Mais vous connaissez la réponse à cette question.
Par rapport à votre démarche vous dites : « C’est mon instinct qui me signale les événements à filmer », n’est-ce pas difficile pour vous de ne pas filmer vous-même ?

Prendre le son me permet de prendre plus de décision, car je peux ainsi mieux voir ce qui se passe. J’échange constamment des regards avec le caméraman et lui fais des signes sur les sujets à filmer, guide la perche pour lui indiquer ou filmer. C’est une position préférentielle qui me permet de tout voir.

Est-il facile de faire confiance au caméraman ?

Oui, presque tous mes films ont été tournés soit par un soit par deux caméramans. De plus j’utilise le même caméraman depuis longtemps [John Davey, ndlr], nous avons inventé un langage de signes qui me permet de lui communiquer les styles de plans que je veux, nous regardons les rushes ensemble chaque soir, nous travaillons ensemble très étroitement.

Vous travaillez sans scénario, le tournage est pour vous l’égal du repérage, arrivez-vous véritablement dans ces institutions sans aucun schéma directeur ?

Non, il n’y a pas aucune préparation avant parce que cela n’est pas possible, on n’a aucune idée de ce qu’on va trouver !

Mais quand même, vous présentez un plan à la direction de l’institution que vous allez filmer ?

Je présente simplement un plan d’une page aux producteurs. Mais quand par exemple je vais dans un centre social et que je demande : « Puis-je faire un film ? » et que l’on me répond : « Oui »,  je dis alors : « Moi je veux faire un film sur la vie quotidienne du centre » et ils disent : « Ok ». Mais je ne leur donne pas de liste, je demande à avoir accès à tout ce qui se passe, si possible. Si quelqu’un ne veut pas être filmé, je respecte la décision sans discussion. Mais en général, je veux l’accès à tout [en référence au Premier Amendement de la Constitution américaine garantissant la liberté de l’information et qui permet donc à Frederick Wiseman de pouvoir librement filmer l’intérieur de ces institutions, ndlr].

Pour revenir à la question du montage, vous avez parlé d’une « sélection Guide Michelin » : plusieurs révisions, recherche de liens entre les séquences, version montée qui doit donner l’impression que les choses se sont passées ainsi, est-ce que cela témoigne d’un besoin d’ordonner la réalité que vous avez filmée ?

Oui, mon travail est avant tout de trouver une forme. Par exemple pour Crazy Horse j’avais 105 heures de rushes, mon travail au montage a été de trouver une forme pour qualifier cette expérience. C’est comme si vous en vue d’écrire un livre vous alliez faire des recherches à la bibliothèque, qu’après six mois vous en sortiez avec des cahiers de notes dans lesquels vous aviez écrit 150 pages de compte-rendus de livres lus et qu’à partir de ça, vous commenciez votre propre rédaction. Avec les rushes, c’est exactement la même chose. Les rushes n’ont aucune forme, hormis celle que je vais leur façonner au montage. Je regarde le matériel, j’en mets une partie de côté, c’est-à-dire 40/45 %, puis je travaille avec le reste. À la fin je regarde tout à nouveau. Et quelque chose qui au départ ne me semblait pas intéressant peut le devenir puisqu’il peut me permettre de mieux expliciter la première version, faire le lien entre deux séquences par exemple. Je ne sais pas à l’avance quels seront les thèmes et la structure, j’ai besoin de les comprendre, je ne fais rien par rapport à la structure que je vais monter jusqu’à la version finale du film. Je ne peux pas considérer la structure dans l’abstrait, je dois voir comment les séquences marchent ensemble.

Vous dites que vous vous amusez à tourner, vous tombez aussi sur des situations très cocasses, d’autres moins évidemment, cherchez-vous à rendre cela au montage ?

Oui, toutes les choses que l’on tourne ne sont pas toujours amusantes, mais il y en a parfois, et si ça marche avec les thèmes du film, oui, je les intègre. Mais je ne veux pas exploiter l’humour pour me moquer des gens. Beaucoup de films sont comiques, c’est vrai…

Combien de temps vous prend le montage d’un film comme Boxing Gym, ou d’autres ?

Un an, plus ou moins. Chaque film a ses propres problèmes, parce que le matériel est toujours différent, mais les efforts à fournir sont toujours les mêmes. Un film comme State Legislature [2007, ndlr], par exemple, est très dépendant des mots car on a affaire à des discours de politiciens. Les scènes y sont plutôt longues, il n’y a pas beaucoup d’actions physiques, au contraire d’un film comme Boxing Gym, qui en a manifestement plus que de discours et où les scènes y sont très courtes, les coupures différentes, où l’histoire y est surtout racontée par l’aspect visuel, comment enseigne-t-on la boxe, les brèves conversations, et cætera…  Même chose pour Zoo [1992, ndlr], où les participants ne parlent pas très bien l’anglais et où les séquences dépendent plutôt de l’image. Le style du montage est donc intimement lié au sujet du film.

Avez-vous une méthode spécifique pour filmer les corps ?

C’est selon le sujet. Il y a une différence dans la façon dont on filme des danseuses, des boxeurs et des soldats !

Vous n’ajoutez pas de musique à vos films, pourtant, dans le cas de Boxing Gym toujours, c’est incroyable car le son du film est de la vraie musique, on pourrait dire que vous avez créé une composition, avec un rythme, une harmonie.

Oui je suis d’accord. Je suis heureux que vous disiez cela. J’ai utilisé le son du gymnase et particulièrement celui du timer, qui imposait des phases, Richard Lord, le propriétaire du gymnase, portait aussi un micro-HF sur lui. La musique du film est donc fournie par le son, car j’ai parallèlement enregistré beaucoup de sons d’ambiances du gymnase.

Et dans ce dispositif, comment considérez-vous le spectateur ?

Je ne me soucie pas du public parce que je ne sais pas comment l’appréhender. Les firmes hollywoodiennes le savent puisqu’en voulant atteindre le plus large public possible, elles doivent faire des films en nivelant au plus bas des dénominateurs communs. Pour ma part, je ne pense qu’à moi-même, je crois que le public est beaucoup plus intelligent que moi. De la même manière comment, lorsque je faisais Welfare en 1975, puis-je savoir comment vous le voyez, vous, aujourd’hui, en 2012 ? Je ne sais rien de vous, de vos expériences, de vos intérêts, de ce que vous aimez voir au cinéma, alors comment est-ce qu’on pourrait ainsi penser aux spectateurs ? J’essaye de rendre le film le plus compréhensible pour moi-même.

Avez-vous déja pensé à réaliser un film sur l’industrie ou sur une institution proprement cinématographique ?

Oui, mais je ne l’ai pas encore fait.

J’ai lu que vous aviez émis le projet de tourner dans toutes les institutions existantes, où voudriez-vous désormais vous rendre ? Les choix se réduisent…

Non non, il y a au moins deux millions de possibilités encore, les choix ne sont pas limités. J’ai déjà tourné un film autour de l’Université de Berkeley, que je suis en train de monter. Je suis revenu à un sujet plus américain, bien dans la série sur les institutions, parce que les universités sont importantes dans la vie de la société et que Berkeley en est une excellente. Ce sera un film très lié à la parole, qui pourrait donner naissance à deux films, où un seul, long. Il sortira probablement l’hiver ou le printemps prochain.

Propos recueillis par Bastien Deroussent et Chiara Zappalà – Mai 2012

Remerciements à Eva Simonet, attachée de presse de Frederick Wiseman en France.


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