Rencontre avec Emmanuel Burdeau : « Passer d’une logique d’article à une logique de livre »

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À l’occasion de la sortie d’une impressionnante monographie consacrée à Vincente Minnelli, rencontre avec son auteur, Emmanuel Burdeau, directeur de collection aux éditions Capricci.

Le projet de cet entretien avec Emmanuel Burdeau ne date presque pas d’hier. Il était en effet prévu au départ de rebondir sur la stimulante proposition éditoriale offerte par les éditions Capricci depuis près de deux ans pour y voir plus clair, comprendre, par le biais de leur directeur de collection, l’origine de cet élan. Avant de se rendre compte que cela ne suffisait pas, qu’il fallait autre chose, un vrai support pour une vraie discussion au long cours, sur la manière dont se pense puis s’écrit un livre sur le cinéma, mais aussi sur l’idée que des années d’exercice critique peuvent presque naturellement porter vers un projet de livre. Et quel livre ! Vincente Minnelli est sans nul doute l’une des monographies les plus ambitieuses et les plus intellectuellement stimulantes proposées sur un cinéaste hollywoodien depuis longtemps. Il n’y avait donc aucune raison de faire court. Tous en scène !

Step by step

Commençons par le début. Comment est né ce projet de livre consacré à Vincente Minnelli ?

Dans le cadre d’un séjour à la Villa Médicis, de novembre 2002 à octobre 2003. Cela remonte ! Pour postuler il faut avoir un projet. Le mien était un livre sur Vincente Minnelli. Peut-être pensais-je que j’aurai fini au retour, en un an… J’y ai ensuite travaillé par intermittence, parfois intensément pendant deux ou trois mois, parfois pas du tout pendant un an. Ce projet restait capital, il bénéficiait d’encouragements précieux, j’y pensais beaucoup, mais je ne savais pas quand ni comment le faire aboutir. Jusqu’à ce que Capricci apprenne que Locarno consacrerait cette année sa rétrospective à Minnelli, et souhaitait l’accompagner d’une publication. Les deux projets se sont rencontrés, ce qui m’a donné ce dont je manquais : une deadline. C’est un formidable cadeau.

Tu avais donc déjà entamé l’écriture du livre à la Villa Médicis ?

C’est beaucoup dire. Le travail a d’abord plutôt consisté à voir tous les films, à réfléchir à la manière dont ils pouvaient suggérer un livre. Je suis parti avec une certaine idée de ce que je voulais faire. Plus j’ai vu et revu les films, plus cette idée s’est transformée.

Minnelli est un cinéaste qui te donnait envie d’écrire depuis longtemps ?

Certains films m’avaient frappé, Yolanda and the Thief (Yolanda et le voleur, 1945), The Reluctant Debutante (Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ?, 1958), me donnant à voir un Minnelli assez éloigné de sa réputation. J’ai eu envie d’aller plus loin. La Villa Médicis a été l’occasion d’initier un travail de longue haleine. Jusque-là je n’avais écrit que des articles. Un article, on ne pense qu’à ça pendant une semaine, trois jours, dix jours, et puis c’est fait. C’est réussi ou raté, mais c’est fait. Le séjour à Rome était l’occasion de réfléchir à la manière de passer d’une logique d’article à une logique de livre. De réfléchir, aussi, à ce drôle de genre qu’est la monographie consacrée à un cinéaste. A fortiori consacrée à un cinéaste hollywoodien. Pour la cinéphilie, pour la critique française, un cinéaste, c’est d’abord un cinéaste hollywoodien. Tellement de choses ont déjà été écrites sur Hollywood. L’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi Minnelli est qu’il me semblait qu’il y avait encore des choses à dire sur lui. C’est sans doute moins vrai de Hitchcock, Nicholas Ray, Lubitsch…

Tu as hésité, avant de choisir Minnelli ? Un autre cinéaste t’avait tenté ?

Si j’avais hésité, cela aurait été sans fin. Je me suis décidé sans avoir tout vu ni tout lu. Je ne l’ai pas regretté : de 2002 à aujourd’hui, Minnelli n’a pas cessé d’être une grande passion.

Brigadoon

Le résultat final, tel qu’il sort en ce mois d’août, est-il conforme à ce que tu avais imaginé au départ ?

Oui et non. Le projet a beaucoup évolué. J’étais parti avec plusieurs exigences, qui sont restées mais auxquelles j’ai apporté des réponses différentes de celles d’abord imaginées. On parle souvent du cinéma hollywoodien classique avec beaucoup de nostalgie, en se laissant aller à la mythologie, à l’hallucination rétrospective… Comment éviter cette facilité ? Une autre exigence était la difficulté d’écrire sur l’œuvre entière d’un cinéaste. Comment parler de films que le lecteur n’a pas à l’esprit ? Lorsque l’on écrit sur une sortie, c’est très facile : à peu près 95% des lecteurs en ont entendu parler, beaucoup viennent de le voir ou s’y apprêtent. On s’appuie sur un savoir à la fois diffus et solidement constitué. Comment faire lorsque l’on écrit sur cinq, dix, quinze films – trente-cinq en l’occurrence ? Certains lecteurs ne les auront pas tous vus, d’autres en auront vus quelques-uns il y a quelques années… La plupart des livres racontent l’histoire du film puis passent au commentaire, ou incluent un synopsis dans la marge, voire dans la filmographie… Je ne voulais pas de ces expédients. Comment faire pour à la fois décrire et penser ? Pour tenir ensemble et séparées la description et la critique ?

Tu as décidé d’aborder l’œuvre « de l’intérieur », d’écrire à partir des films.

C’est venu progressivement. J’avais d’abord le projet d’écrire un livre très inhabituel, fragmentaire, un peu fou, avec des paroles de chansons, de longs développements sur les costumes, les décors, d’infimes détails… Je résistais encore à l’idée d’un livre. J’envisageais d’écrire un long portrait romancé de Minnelli, mais c’était avant que le biographique n’envahisse la littérature, qu’elle ne se peuple de Pierre Michon aux petits pieds… Certaines de ces choses sont restées, mais elles se sont fondues dans un ensemble qui a beaucoup évolué.

Ce qui frappe à la lecture du livre, c’est qu’il n’y a quasi aucune anecdote, aucune réelle digression, tu ne sors pas du travail purement analytique.

Il y a des anecdotes, mais elles sont rares. Je raconte la relation de Minnelli avec tel acteur, sa visite auprès d’une voyante, qu’il fumait beaucoup, son mariage avec Judy Garland, mais toujours en lien avec un moment analytique. Plus le projet a avancé, plus il est devenu systématique. Je me suis rendu compte que c’était mon envie : raconter le système d’une œuvre. Les trois mots comptent : raconter ; système ; œuvre. Ils suggèrent à la fois une permanence et une plasticité, l’idée d’une manière de récit théorique.

Minnelli me semblait offrir la possibilité de glisser un livre théorique à l’intérieur d’une monographie, et réciproquement. Faire une vraie monographie, sans laisser aucun film, aucun aspect des films de côté. Considérer – en tout cas a priori – que tous les films sont à égalité, surtout ne pas reconduire les hiérarchies existantes entre eux. Et, en même temps, faire un livre de théorie. Ou, pour le dire autrement, y glisser une profession de foi critique qui ne dit pas son nom.

J’ai abandonné certaines idées : commenter des textes consacrés à Minnelli, le comparer avec d’autres cinéastes de comédie musicale, traiter certaines questions en rapport direct avec le cinéma d’aujourd’hui. J’avais prévu de parler de scènes de danse dans des films récents, par exemple dans Mission to Mars (2000) de De Palma : le film a aujourd’hui dix ans, mais il était très récent quand j’ai commencé à travailler ! J’ai laissé tomber. Au fur et à mesure que je voyais et revoyais les films – entre cinq et douze fois chacun –, l’œuvre ne cessait de s’élargir : elle pouvait, elle devait tout contenir. Cela a fini par devenir une évidence : je ne parlerais que des films de Minnelli. Et j’ai compris une chose, que j’ai presque honte de confier : je ne tiens qu’aux œuvres.

Le lien avec aujourd’hui n’a pas disparu pour autant. Le chapitre consacré au sériel et à la télévision, aux films de Minnelli inspirés de séries télé ou plus tard adaptés en série, existe parce que la série est un enjeu contemporain. Je n’ai pas jugé nécessaire de rapprocher Minnelli des Soprano (David Chase, 1999-2007), par exemple, auquel j’ai consacré il y a quelques mois un essai, La Passion de Tony Soprano. Je crois que c’est assez clair.

Ce livre n’a pas d’autre ambition, au fond, que de faire de l’histoire. Montrer que des enjeux contemporains viennent de loin et, inversement. J’ai essayé de le faire de manière systématique, avec chaque aspect des films.

L’un dans l’autre

Ce travail historique s’appuie sur une structure très précise. Le livre est divisé en cinq parties bien distinctes, elles-mêmes divisées en trois ou quatre chapitres. On pourrait croire au départ que chaque chapitre est consacré à un film précis, mais c’est beaucoup plus subtil que ça : il y a un croisement régulier entre les différents films. Peux-tu nous parler de cette structure ?

En voyant et revoyant tous les films, je n’ai cessé d’être frappé par la richesse des rimes entre eux. Minnelli réalise trois films sur le cinéma qui se répondent, Two Weeks in Another Town (Quinze jours ailleurs, 1962) est la suite de The Bad and the Beautiful (Les Ensorcelés, 1952)… Il tourne Father of the Bride (Le Père de la mariée, 1950) et Father’s Little Dividend (Allons donc, papa, 1951), ici aussi, l’un est la suite de l’autre. Il fait deux films sur la littérature, trois sur la peinture, autant de comédies que de drames, autant de drames que de comédies musicales, deux films avec Glenn Ford, trois films où l’enfance a sa place mais pas de la même manière, des films autour d’hommes, d’autres autour de femmes, des films faisant la transition entre les deux, comme Mademoiselle (1953)…

J’ai eu l’impression de voir s’ouvrir progressivement une machine à plusieurs étages. Comme s’il y avait une foule de romans à l’intérieur de l’œuvre : le roman du rapport entre les sexes, le roman du rapport entre les genres, le roman des rapports entre la voix-off et l’image… Ce fut un éblouissement sans cesse répété. Les films forment un ensemble : il n’y a rien au-delà et je ne voulais oublier personne. Il m’a fallu un long temps pour prendre tout cela en compte mais j’y ai pris un grand plaisir. Parallèlement, j’ai commencé à élaborer, à ré-élaborer plutôt, la structure du livre. J’ai pu ainsi préciser mon projet : non pas évaluer ou réévaluer Minnelli, mais le mesurer à son aune propre, mesurer Two Weeks in Another Town à l’aune de The Bad and the Beautiful, par exemple…

Je ne pouvais pas concevoir ce livre autrement qu’avec une structure ferme, il me fallait avoir une vision précise de la taille de chaque partie et de celle de chaque chapitre. Tous les chapitres font 23 500 signes environ, tous sont divisés en trois sections de longueur à peu près égale. L’avant-propos est bref : je voulais un livre sans déclaration d’intention. Il n’est intéressant qu’une fois qu’on a lu le reste, chaque mot résonne alors différemment. Le texte le plus programmatique est la quatrième de couverture. C’est un détail, mais qui m’amuse.

Le plan a deux niveaux : à chaque partie correspond une date (1944, 1954, 1958, 1962, 1976), et à chaque date correspond une coupe (les genres, le Cinémascope, le rapport entre un sujet et une forme, la comparaison de la période classique et la période moderne de Minnelli…). Cela me permettait de dessiner une spirale, chaque partie ne succédant pas à la précédente mais s’y ajoutant. Pour bien comprendre la deuxième partie, il est préférable d’avoir lu la première, même si on y parle de choses tout à fait différentes. Les éléments s’ajoutent peu à peu pour construire un tout, jusqu’au tout dernier chapitre, séparé du reste, qui est le seul à avoir une fonction récapitulative et qui, je l’espère, vient couronner l’ensemble.

Il y a donc une dimension chronologique, dans ta structure…

Oui.

The Four Horsemen of the Apocalypse (Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse)

Il vaut donc mieux lire le livre « dans l’ordre » des pages plutôt que le prendre d’abord par le milieu…

Le projet se comprend en effet mieux si on lit dans l’ordre. J’ai néanmoins inclus une table des matières à laquelle peut se reporter un lecteur voulant se rendre tout de suite aux pages traitant de Madame Bovary (1949) ou de Gigi (1958). Mais ces quelques pages ne prennent véritablement leur sens que dans le rapport qui les lie à l’ensemble. Les analyses locales m’intéressent parce qu’elles me permettent de plonger dans la tapisserie, de faire valoir la passion que j’ai pour Minnelli par d’autres moyens que l’emphase ou la louange : par la précision, l’attention, la tentative d’apporter un regard neuf…

L’analyse de Madame Bovary tire son prix de montrer tout ce que le film doit au livre, en quoi c’est un film tissé d’écrit, à partir d’un roman dont l’écriture est aussi un des sujets. Dans ce cadre, cette analyse a sa place dans le chapitre sur les mélodrames de la première époque, avec Undercurrent (Lame de fond, 1946) et de The Clock (L’Horloge, 1945), en tant que films où l’écrit joue son rôle dans la définition de ce que j’appelle le foyer. Mais le foyer n’a de sens comme thème pour la réflexion qu’à résonner avec la maison de la comédie et la scène-monde de la comédie musicale. L’écrit dans Madame Bovary n’a de sens qu’en rapport avec des mélodrames plus tardifs, comme Home From the Hill (Celui par qui le scandale arrive, 1960). Le problème de Madame Bovary comme film qui adapte un livre, qui met en scène le procès fait à Flaubert n’a de sens qu’à annoncer une question qui revient beaucoup plus tard : celle de la manière dont les films posent le problème de leur propre valeur, artistique et / ou morale.

Tout est ainsi. Je voulais un livre à plusieurs dimensions. Réussir à faire apparaître chaque film à sa place dans la chronologie tout en montrant comment il résonne avec d’autres sur plusieurs plans, pour constituer in fine le portrait d’une œuvre. Comme si cette œuvre – c’est l’hypothèse qui porte tout, bien qu’elle ne soit pas dite – était une pensée se déployant progressivement, avançant ici, reculant là…

Si l’on ressent bien lors de la lecture ton admiration pour Minnelli, le plaisir de la vision de ses films, c’est également un livre qui fait beaucoup travailler le lecteur. Disons que même si l’on connaît bien l’œuvre de Minnelli, les hypothèses que tu émets donnent envie de s’y attarder de plus près encore. Espérais-tu lors de l’écriture ce questionnement du lecteur-spectateur ? Recherchais-tu un lecteur « actif » ?

Je n’y ai pas pensé en ces termes, mais…

Prenons par exemple la partie « Divisions des films ». Tu es extrêmement précis dans ton décryptage des paradoxes de Gigi, entre l’image et les mots, entre le tissu et la pierre… Ce sont des choses qui, même lorsque l’on a vu le film plusieurs fois et plus ou moins consciemment relevé les motifs dont tu parles, interpellent davantage encore à la lecture du texte, s’y coordonnent presque naturellement…

Je me souviens, a contrario, avoir commencé à rédiger des débuts de chapitres, voire un ou deux chapitres entiers, et n’y avoir rien compris en les relisant. L’effort me laissait épuisé : c’était trop dense, ou trop touffu, ou trop nourri. Personne n’aurait eu le courage de lire tout un livre de ce genre, encore moins de l’écrire ! Manifestement, quelque chose n’allait pas. La rencontre entre une structure, une pensée « historique », l’admiration et la « restitution » des films ne marchait pas. J’ai eu un mal fou à l’ajuster. Le fait qu’il y ait trois sections dans chaque chapitre est venu tôt. En revanche, le fait qu’en général chacune est consacrée à un film a été décidé tard.

Grave ?

Le livre s’appelle Vincente Minnelli. On pourrait d’abord penser à quelque chose de plus biographique, avant de se rendre compte au fil de la lecture que c’est un livre centré exclusivement sur la filmographie de Minnelli, son œuvre, son travail. On a l’impression qu’en allant au plus près des films eux-mêmes, tu cherches peut-être à donner quelque chose à penser de l’homme Minnelli. Tu penses que l’on devine mieux l’homme à travers ses films, qu’à travers sa propre vie ?

Je suis critique, mon travail consiste à écrire sur les films. J’avais effectivement pensé parler un peu de sa vie, mais d’une part, il y a peu de choses, Minnelli ne traîne pas une foule d’anecdotes derrière lui… D’autre part, je ne suis pas chercheur. Toutes les informations sont tirées de livres. Je les utilise pour soutenir une analyse. J’ai passé un peu de temps à parcourir des archives à Los Angeles, sans rien trouver de très intéressant.

 The Bad and the Beautiful (Les Ensorcelés)

Je vais essayer d’être plus précis. On sent à la lecture de l’avant-propos et de la quatrième de couverture que tu cherchais à aborder Minnelli sous un angle différent de celui que connaît la majeure partie du public – soit le réalisateur de grandes comédies musicales (Tous en scèneThe Band Wagon, 1953 ; Un américain à ParisAn American in Paris, 1951…) –, à aller dans une direction un peu plus sombre, du côté du Minnelli plus ambigü des mélodrames, de The Four Horsemen of the Apocalypse (Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse, 1961), de Home from the Hill… Tu sentais qu’il y avait un cliché Minnelli ?

Bien sûr ! Et il continuera d’exister. Le cliché Minnelli, c’est le rêve. Je l’ai encore constaté lors de la rétrospective de Locarno : pas un article qui n’évoque le rêve au bout de deux lignes. Il y a aussi cette idée reçue : pour montrer qu’un cinéaste est intéressant, il faut montrer que là où on le croyait léger ou gai il est grave, comme si la gravité était supérieure à la légèreté. Comme si le gai et le triste étaient des critères !

Il fallait éviter ces deux clichés. La quatrième partie, « Versions du moderne », essaie de montrer en quoi il y a bien deux Minnelli – celui des années 1940 et celui des années 1960 –, mais que cette dissemblance n’est pas celle du gai et du triste, de l’âge d’or et du déclin, de la réussite et du ratage, de la joie et de la mélancolie. Meet me in St Louis (Le Chant du Missouri, 1944) n’est pas The Four Horsemen of the Apocalypse, la vie d’une petite famille bourgeoise du Missouri n’est pas la Deuxième Guerre mondiale, mais le cliché de la gravité sous la légèreté cache l’idée que l’injonction des studios hollywoodiens, c’est la légèreté. Et qu’on est auteur qu’en étant grave. Cet autre cliché est présent dans bon nombre de livres et d’articles.

Il fallait donc montrer, par exemple, qu’il y a plusieurs types de joie, que la joie de Fred Astaire dansant comme lui seul sait le faire peut devenir celle de Dean Martin ne sachant pas danser, que le rapport entre le « classicisme » de The Band Wagon et la « modernité » de  Bells are Ringing (Un numéro du tonnerre, 1960) peut être non pas le rapport d’une joie et d’une mélancolie, mais de deux joies tirées de deux expériences opposées, celle de la danse et celle de la non-danse, celle de savoir et celle de ne pas savoir danser. Restait alors à se demander comment, pourquoi, par quel processus la joie quitte le domaine des génies pour passer du côté des quidams, du côté de ceux – ils sont assez nombreux – qui ne dansent pas comme Fred Astaire ou Gene Kelly. Pourquoi faut-il, passé un certain stade, ne pas savoir danser pour atteindre à la joie, comme on le voit encore dans The Reluctant Debutante ? Et que devient la comédie musicale, dès lors qu’on veut la continuer tout en lui enlevant la danse ? Ce sont des questions incongrues mais intéressantes, je crois.

Genre ?

Dans la première partie du livre, intitulée « Demeures des genres », chaque genre a une forme de définition. Une spécifique à la comédie, une au drame, une à la comédie musicale et la dernière partie consacrée aux films sur le cinéma. Peut-on dire que les spécificités que tu donnes pour tel genre pourraient quand même se retrouver dans un autre ? Ce que tu vois dans l’utilisation de l’habitation dans la comédie pourrait également se retrouver dans le mélodrame…

Si possible non, ou alors ça ne sert à rien de définir. La question des genres m’intéresse au fond assez peu. Elle me permettait de poser les bases, elle me donnait un socle. Avec deux extrémités importantes. D’une part la comédie musicale, genre qui est quasiment une idée du cinéma à lui tout seul. De l’autre un film sur le cinéma, The Bad and the Beautiful, qui intervient à un moment où ce sous-genre prospère, marque vraiment un moment de l’histoire du cinéma. Il y a eu Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule – Billy Wilder, 1949), The Barefoot Contessa (La Comtesse aux Pieds nus – Joseph L. Mankiewicz, 1954), A Star is Born (Une étoile est née – George Cukor, 1954) et The Bad and the Beautiful. Stanley Cavell, par exemple, a écrit sur ce qu’est un genre, comment le définir… Cela m’a surtout permis de donner un point de départ, avec deux piliers soutenant le reste de la réflexion et revenant au fur et à mesure : la danse comme un certain type d’absolu, et le film sur le cinéma comme un autre type d’absolu.

J’avais pensé m’attarder sur la manière dont, dans la deuxième moitié des années 1950, les genres passent les uns dans les autres, s’interpénètrent. Designing Woman (La Femme modèle, 1957) est une comédie comportant un personnage de chorégraphe, The Reluctant Debutante est une comédie sur la danse, Some Came Running (Comme un torrent, 1958) est un mélodrame avec des aspects de féérie rappelant la comédie musicale… J’avais aussi pensé montrer que dans tous les films non musicaux de Minnelli, il y a une scène de danse, et expliquer quel rôle elle joue.

Tu effectues d’ailleurs, à la toute fin de la première partie, un croisement entre deux termes : « Le monde est une scène, la scène est un monde » et « Non sans droit ». Pour toi, ces deux formules se répondent…

La première, celle de The Band Wagon, est une double affirmation. La seconde, celle de The Bad and the Beautiful, est une double négation, donc une affirmation contournée. L’une sert à dire ce qu’est la comédie musicale, ce à quoi sert la danse, l’autre me permet de dire que The Bad and the Beautiful n’est pas un film qui nous explique comment le producteur est méchant et pourquoi il a tout faux – ce qui n’a pas tellement d’intérêt –, mais un art poétique, une manière pour l’art de Minnelli de se présenter. « Non sans droit », la devise de la famille du producteur Jonathan Shields, résume un film dans lequel tout fonctionne par double négation, identité des contraires. Être scénariste, c’est savoir quand ne pas écrire, être acteur savoir ne pas jouer…

On parle toujours de The Bad and the Beautiful comme du portrait d’un producteur tyrannique. Or Shields obtient son premier travail à la suite d’une défaite au poker ! Il remporte sa première victoire à partir d’une défaite. Ce film censément très sombre recèle une part de comédie, ou plutôt, la légèreté et l’ironie des enchaînements y sont un principe constant. Dans ce film comme dans d’autres de Minnelli, on annonce une chose et c’est l’inverse qui arrive. Shields dit quelque chose puis fait le contraire. Moins par calcul que par inconséquence. Il y a beaucoup de scènes chez Minnelli où un personnage arrive à ses fins par des moyens détournés. C’est ainsi que Jeffrey Cordova obtient d’engager Gabrielle Gerard, dans The Band Wagon, en disant qu’il a pensé à elle pour le rôle, mais qu’elle ne convient pas, qu’il n’est pas sûr… Son fiancé et chorégraphe, d’abord opposé à ce qu’elle rejoigne la troupe de Cordova, proteste alors : « Mais si ! Elle sera parfaite » ! Et le tour est joué. C’est la même chose dans Lust for Life (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh, 1956), quand le facteur Joseph Roulin obtient pour le peintre la location de ladite maison jaune à bas prix, en disant que c’est un taudis, que personne n’en voudrait…

 Lust for Life (La Vie passionnée de Vincent Van Gogh)

Quelque chose lié à la conscience, la prise de conscience ?

Comment les choses sont-elles amenées ? Pourquoi tel personnage fait-il tel chose ? Je voulais avoir une réponse pour chaque film. C’est bête : j’ai besoin de comprendre. The Four Horsemen of the Apocalypse est le film qui m’a donné le plus de mal : essayer de comprendre selon quelle logique le dandy joué par Glenn Ford finit par s’engager dans la Résistance. La première réponse paraît très simple : nous avons d’un côté Minnelli, cinéaste de comédies musicales, de l’autre la Deuxième Guerre mondiale. Ne nous étonnons donc pas que le parcours du personnage soit invraisemblable. Je ne pouvais me satisfaire de cette non-réponse. C’est pourquoi le chapitre est construit autour de cette question : pourquoi Julio Desnoyers décide-t-il d’entrer dans la Résistance ? Un certain nombre de films m’ont donné du mal, spécialement les mélodrames. Home from the Hill, à la première vision, je n’y ai rien compris.

Structures

Penses-tu, maintenant que tu as fini ce livre, être passé à autre chose, dans ton rapport au métier de critique ?

Minnelli a été une éducation dans beaucoup de domaines. Maintenant qu’il est terminé, je suis un peu triste, parce que ces films m’ont porté pendant ces années. Ce qui me console, c’est que je n’ai pas le sentiment d’un accomplissement. Il n’est pas dit que je ne ferai pas un jour un second livre sur Minnelli…

Tu as pris goût au fait de faire des livres, maintenant ?

Une chose m’a particulièrement plu : penser une structure. Entre la page 50 et la page 150, il y a des rimes, des images qui résonnent avec le texte à des endroits inattendus… Essayer de construire des choses sur plusieurs étages : cet aspect va continuer à m’importer autant, voire davantage que l’écriture proprement dite. Il se peut que je comprenne un peu mieux, désormais, ce qu’est un livre. Or je viens d’une tradition où l’on écrit des articles, des textes, des petits objets à la fois maniables et coupants, mais pas de livres. Ni Daney, ni Bazin, je le rappelle, n’en ont écrit.

Il y a deux étapes, quand on écrit des articles sur le cinéma. La première où l’on n’a qu’une peur, celle de ne pas réussir à tenir la distance : je n’aurai jamais assez d’idées pour aller jusqu’à 3 000 ou 10 000 signes. On se rend assez vite compte que le problème n’est pas de tenir la distance, mais de réduire. On se fait alors à l’idée que chaque article est comme la promesse d’un livre qui ne sera pas écrit, qu’il en porte à la fois la promesse et le deuil. J’ai vu ça chez beaucoup de gens des Cahiers : faire entrer au chausse-pied dix-mille idées, qui ne tiennent pas toujours mais sont assez exaltantes pour le lecteur. J’ai eu envie de passer à une autre logique.

Lorsque l’on occupe le poste de rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, a-t-on aussi cette vision d’une structure globale ? Tu t’occupes de tes propres articles, mais te retrouves-tu aussi dans l’ensemble de ce qui est publié chaque mois ?

C’est en tous cas ainsi que je voyais les choses. Et c’est également ainsi que je vois mon travail de directeur de collection chez Capricci. Le Minnelli ressemble d’ailleurs un peu à un numéro spécial de revue. C’est quelque chose que je trouve génial à faire, y compris avec les livres des autres. À l’intérieur de chaque livre et dans le rapport entre les livres. On disait de Daney qu’il était un grand producteur de textes, l’équivalent d’un producteur de films. Je pense avoir au moins appris à relire les textes des autres. J’aimerais beaucoup être un bon producteur de textes. Arriver à voir clair dans le texte d’un d’autre, c’est comme arriver à voir clair dans un film. J’essaie de le faire chez Capricci, où c’est peut-être plus facile qu’aux Cahiers, parce que les enjeux sont différents, que le temps a passé…

Parce que le rythme est différent, aussi…

Parce que le rythme est différent. Mais aussi parce qu’on a la possibilité de penser ensemble le texte, la couverture, le titre, la période de sortie… Le travail sur la maquette du Minnelli, les images, le placement des captures DVD a été passionnant, même si ce n’est qu’un début… Une revue ne devrait pas être autre chose. J’ai toujours considéré comme une évidence le fait que Narboni ou Daney s’occupent aussi de la maquette, lorsqu’ils étaient rédacteurs en chef des Cahiers. À Capricci, on parle de tout : la mise en page, les sauts de lignes, la couleur des photos… On le fait en équipe. À Libé, Daney composait ses pages lui-même, choisissait la photo, l’emplacement, rédigeait le chapô.

États critiques

Tu as commencé la critique au milieu des années 90. Ressens-tu une évolution, en bien, en mal ? On dit beaucoup que la critique sur internet est en train de s’installer progressivement… Comment vois-tu cela, toi qui viens de la presse papier ? Suis-tu un peu l’actualité critique, pour reprendre le nom de votre nouvelle collection ?

Toi, comment vois-tu les choses ?

Je pense que nous qui écrivons sur internet avons tous, ou presque tous au départ une influence Cahiers du cinéma, Positif… Nous sommes de toute manière les « héritiers » de ça. Maintenant, il est vrai que le médium internet nous emmène à envisager les choses d’une manière sans doute différente d’il y a une dizaine d’années. C’est-à-dire que nous sommes peut-être un peu plus dans la recherche de l’impact, de l’interaction… Mais je pense que cela se ressent aussi dans la presse écrite… [Il m’interrompt]

Dans la recherche de l’impact… Pour avoir lu certains de tes articles, je n’ai pas du tout cette impression. Les meilleurs articles sur les livres Capricci sont sur internet. Pas seulement les plus louangeurs : les plus nourris, les plus intelligents. C’est logique : on est dans la même petite économie, on se ressemble… Je ne suis pas tellement l’actualité critique, je lis peu de choses sur les films. Je vois bien sûr ce qui se passe sur les sites, comme je suis assez souvent sur Facebook.

Cela vient aussi du fait que, comme beaucoup, j’ai commencé à écrire très jeune aux Cahiers, à 21 ans. Les Cahiers ont été ma vie pendant très longtemps, mais je trouve bien d’être passé à autre chose : ayant commencé à écrire à un moment où je ne savais rien, je ressens le besoin de faire les choses avec plus de patience, de manière plus articulée… en « étudiant » plus, disons. Ce n’est pas que je regrette les articles que j’ai faits à cette période – pas tous, en tous cas –, mais il y avait une naïveté… Je suis content de pouvoir faire maintenant les choses davantage « en connaissance de cause ».

Certains pourront trouver qu’il y a un manque de sérieux puisque je ne cite AUCUN texte consacré à Minnelli. Il me semble que le manque de sérieux aurait été de m’appuyer sur des articles sans les resituer dans leur contexte, sans les étudier, dire d’où ils viennent. Je ne voulais pas faire un livre de ce type-là mais je le ferai un jour… J’avais prévu de discuter les thèses de Douchet sur le rêve, certains développements de Deleuze… J’ai lu tout ce qui s’est écrit sur Minnelli, en français et en anglais. Il m’a semblé que le sérieux était de ne pas prétendre à faire deux choses à la fois. Le livre aurait pu être beaucoup plus gros. Son socle, c’est l’œuvre, la réunion de tous les films.

 The Courtship of Eddie’s Father (Il faut marier Papa)

Ce livre existe parce que j’ai pu les avoir tous à disposition, les voir et les revoir quand je le souhaitais – c’est une situation bien différente de celle du critique il y a encore dix ans. C’eût été un manque de sérieux de convoquer certaines références sans les travailler. Dans la mesure où j’ai surtout voulu montrer comment Minnelli passe, historiquement, d’un film à l’autre – c’est la question centrale –, il aurait fallu historiciser ces références pour que leur utilisation ne contrevienne pas à l’ensemble du projet. On peut penser que je réfute Douchet, puisque je n’accorde qu’une place restreinte au rêve. Or pas du tout. Le rêve, à un moment précis, a permis de penser Minnelli. Que cette idée nous apparaisse ou qu’elle apparaisse à Douchet lui-même comme dépassée – il l’a dit à Locarno –, bien sûr ! Le but n’est pas de l’invalider mais de savoir comment elle est apparue, pourquoi elle a été reprise quasiment telle quelle par Deleuze… Mais je le répète, cela aurait donné un autre livre.

Je ferai mon « retour » comme lecteur quand j’en aurai l’usage. Je n’ai pas envie de lire des articles pour être agacé parce que je ne les trouve pas bons, ou ravi parce que je les trouve excellents. Je ne veux pas être ce lecteur un peu pervers. Je lis à droite à gauche, mais ne considère pas que ça fait partie de mon travail actuel. Je lis les textes qu’on envoie à Capricci, je discute avec de futurs auteurs… En revanche, lorsque j’ai commencé à écrire, je lisais énormément les Cahiers, les numéros récents, les numéros anciens, beaucoup de livres sur le cinéma, mais aussi beaucoup de revues, les fanzines universitaires, les Inrocks, beaucoup de choses. Aujourd’hui, beaucoup moins. Ce qui ne veut pas dire que je juge tout ça sans intérêt.

Lorsque l’on commence à écrire à 21 ans, on est un post-adolescent, on arrive après les grands auteurs qu’on a lus… Comment réussit-on à allier ce manque d’expérience avec le fait d’écrire dans la revue des grands noms de la critique ?

Rétrospectivement, je me le demande bien ! Vraiment. Sauf que je connais la réponse : je ne savais absolument pas ce que je ferais plus tard, écrire sur le cinéma m’a tout de suite plu. Sans cela je me serais sans doute rendu compte qu’il y avait un problème, que je ne connaissais pas assez de choses, que les Cahiers du cinéma n’étaient pas forcément l’endroit où aller, en 1995…

Après Minnelli

Maintenant que tu as vu et revu tous les Minnelli, que tu as fini le livre après pratiquement dix ans, vas-tu faire une pause à son sujet ou continuer à revoir ses films, juste pour le plaisir ?

Je vais présenter des films, à la Cinémathèque de Lausanne, à l’Action Christine… La descente sera progressive.

Les Minnelli que tu penses revoir toujours volontiers ? Ceux que tu sais que tu reverras toujours avec autant de plaisir ?

Some Came Running, The Four Horsemen of the Apocalypse, Home from the hill, The Clock, Bells Are Ringing, Father of the Bride, The Band Wagon, il y en a beaucoup… Je les reverrais tous très volontiers. J’attends de revoir un film et d’être tout à coup frappé par une chose que je n’ai pas vue jusqu’ici. Mince, je suis complètement passé à côté de ça ! Ce serait un moment à la fois très triste et libératoire. En fait, j’aimerais retrouver un projet aussi fort. Que ce soit sur un cinéaste – j’ai déjà quelques idées –, ou sur autre chose, j’aimerais avoir un projet qui me comble autant. L’idéal serait qu’un sujet, un cinéaste dont je n’ai rien vu me tombent dessus, que quelqu’un me dise « Regarde ça ! » et que cette découverte devienne ma nouvelle passion.

Capricci

Les activités éditoriales de Capricci se sont intensifiées depuis deux ans, alors que les éditions existent depuis à peu près quatre ans. D’où est partie cette nouvelle dynamique ?

La société est en développement. L’idée de Thierry Lounas [directeur de Capricci, ndlr] est que l’ensemble des parutions soit constitué comme une revue. Une revue en archipel. Pour y arriver, il faut publier beaucoup. Pour dessiner un paysage éditorial proche de celui d’une revue, il faut produire.

Vos prochaines sorties ?

Le prochain titre de la collection « Actualité critique », qui paraît à l’automne, est celui de Guillaume Orignac consacré à David Fincher. En octobre, en coédition avec les Prairies ordinaires, le premier livre français sur The Wire, un ouvrage collectif dirigé avec Nicolas Vieillescazes. En un clin d’œil, un livre de théorie du montage écrit par Walter Murch, monteur et mixeur attitré de Coppola : un livre génial, tout simple. À l’automne aussi, un recueil de dits et écrits de Jia Zhang-ke. Un livre d’entretien d’un genre un peu inédit avec le pianiste Philippe Cassard, mené par Marc Chevrie et Jean Narboni. Un livre où il est moins question de la musique au cinéma que de la musicalité du cinéma, du cinéma qu’il peut y avoir dans la musique et inversement.

Un livre personnel en préparation ?

J’ai une demi-douzaine de projets. Il faut encore que je choisisse celui que je vais faire aboutir en premier, et celui sur lequel j’ai envie de travailler pendant dix ans.

Propos recueillis par Sidy Sakho – Août 2011

 

© Crédit photographique : Noëlle Pujol


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