Rencontre avec Delphine Coulin

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Venues pour l´une de la réalisation documentaire, pour l´autre de la littérature et de la production (quelques 150 films, également documentaires, à son actif), les soeurs Coulin signent un premier film sensible partagé entre fable et réalité. Rencontre avec Delphine.

Fait intéressant : au moment de retranscrire cet entretien, la bande-son a fait éclater les trous laissés dans le texte par Delphine Coulin, co-réalisatrice avec sa sœur Muriel de 17 filles. Dans ces bouts de phrases laissés en suspens, c’est l’absence de l’autre qui se manifeste. Delphine Coulin confirmera plus loin la relation fusionnelle qu’elles ont entretenue dans la construction de 17 filles.

17 filles est basé sur un fait-divers américain. Avez-vous tout de suite pensé à le transposer à Lorient ?

Immédiatement. A l’époque, l’histoire ne faisait que deux lignes dans un journal que ma sœur (Muriel Coulin, co-réalisatrice, ndlr) m’avait montré. On se souvient très bien de ce moment. A la fois, on s’est dit que c’était complètement fou. Tout de suite, on a pensé à Lorient, où nous sommes nées et avons grandies. Lorient est une ville de bord de mer, comme Gloucester, là où l’histoire s’est déroulée. Ce sont deux villes presque jumelles. Toutes deux au bord de l’Atlantique, à peu près de la même taille. Lorient abritait un port de pêche, un port de commerce et militaire, trois activités en déclin. Cela fait des dizaines d’années que les adolescents y grandissent sans perspective d’avenir. Et dans le même temps, il y a cet horizon, qui est là constamment. Et qui, lui, appelle à rêver. Il peut se passer des choses dans cette espèce de tension entre une vie étriquée et la promesse d’un infini.

Transposer l’histoire dans votre ville natale, est-ce que cela a ajouté une touche autobiographique ?

Autobiographique, je ne sais pas. Effectivement, pour construire les personnages, on ne s’est pas du tout servies des personnes réelles. On cherchait à être justes par rapport à des adolescentes d’aujourd’hui, à Lorient. Tous les personnages sont fictifs, y compris Camille (Louise Grinberg), le leader dont on ignore si elle a existé dans la réalité. On avait souvent traité du corps et du temps dans nos courts-métrages, donc on s’est dit que c’était pour nous. Les décors on les connaissait par cœur : ce sont les plages sur lesquelles on jouait petites. En revanche, nous nous sommes beaucoup documentées auprès des travailleurs sociaux, des spécialistes des grossesses adolescentes, des médecins… Il ne fallait pas qu’il y ait d’approximations, parce que cette histoire est aussi réelle qu’incroyable. Nous devions rester sur le fil entre le plausible et le sidérant…

Le risque était aussi de tomber dans un style « magazine de société ».

Justement. Dès le début, on a écarté tout ce qui pouvait être de l’ordre du sociologique ou psychologique. Savoir ce qui se passait dans la tête de ces filles nous intéressait mais pas en analysant la psychologie de spécialistes de l’adolescence. On voulait être dans l’amitié de ces filles, leur énergie, tourner autour de leur bulle et s’imprégner de l’atmosphère. Ce qui nous intéressait, c’était le corporel et l’organique. Y compris dans l’inscription des filles dans le paysage, qui est aussi un personnage. On cherche un cinéma de la sensation. Même si ce n’est pas simple de retranscrire des sensations en images et en sons !

Est-ce pour cette raison que les adultes sont repoussés à l’arrière-plan ? Comme si l’adolescence devenait inaccessible une fois quittée.

Dès que l’on est adulte, on tombe dans l’explicatif. Forcément, ils cherchent des raisons, les pauvres ! Ces filles ne devaient pas être sorties de nulle part, alors les adultes ne pouvaient pas être totalement absents sans pour autant que l’on s’attarde sur eux. Ils ne sont pas obtus et essaient parfois de comprendre. Mais c’est trop tard, ils sont passés de l’autre côté. Ce sont deux mondes clairement séparés.

Parmi eux, il y a ce personnage d’infirmière compatissante jouée par Noémie Lvovsky. Est-ce votre double dans le film ?

Si on veut, d’autant plus que, par sa fonction, c’est elle la plus proche des corps. Mais il s’agit plus d’un clin d’œil à un de ses premiers films : La vie ne me fait pas peur. Un superbe film sur la préadolescence. Bien que ce qui nous intéressait dans 17 filles était plus de traiter l’utopie collective de l’adolescence.

Parlons de cette utopie.

Ces filles rejettent un monde adulte trop étranger et étriqué. Elles n’ont qu’une seule vie possible : faire des études, se marier, avoir des enfants… Le tout dans cet ordre établi auquel elles ne pourront échapper. C’est un rêve trop petit pour elles. Elles ont une envie de nouveau. Il y a encore trente ou quarante ans, il y avait de grands projets dans lesquels il suffisait de se glisser. Aujourd’hui il y a une espèce de vide qui ne propose qu’un seul modèle de vie. Qui plus est, assez mesquin, du type « gagner un peu plus d’argent que son voisin ». Non seulement, ça ne me satisfait pas personnellement, mais j’imagine qu’à dix-sept ans, quand on nourrit des rêves d’absolu, on veut autre chose. Leur solution n’est pas forcément la meilleure. Mais je préfère qu’elles tentent quelque-chose, quitte à se planter, plutôt que de se résigner.

La grossesse devient un geste d’émancipation. Cela peut paraître pour le moins paradoxal, non ? Réduire une femme à la maternité est plutôt considéré comme antiféministe…

C’est clairement politiquement incorrect. Ça froisse effectivement un peu de se dire que ces filles s’émancipent grâce à la grossesse. Mais ce n’est pas si paradoxal. Pour moi, elles sont les héritières des féministes historiques dans le sens où elles choisissent le moment pour avoir un enfant. La différence, c’est que les féministes des années 70 reculaient le plus possible leur maternité pour construire d’abord leur vie. Les nôtres sont des Antigone. Elles veulent tout, tout de suite… ou mourir. Il y a un côté désespéré, mais c’est la pulsion de vie qui l’emporte. Au contraire, par exemple, de Virgin Suicides.

17 filles fait d’ailleurs penser à un Virgin Suicides inversé…

C’est un film que nous aimons beaucoup bien sûr ! Et c’est sûr qu’on voudrait bien arriver à la cheville du talent de Sofia Coppola (rires). On a pensé à Virgin Suicides parce que 17 filles est aussi un film de groupe mais entre pulsion de vie et de mort, c’est l’exact inverse. Des choses ce sont construites en réaction. Par exemple, les sœurs se ressemblent le plus possible dans le film de Sofia Coppola. La première fois que je l’ai vu, je ne les distinguais pratiquement pas. Nous cherchions, de notre côté, des profils de filles très divers. A cet âge, toutes les versions de la féminité sont représentées. Une fille de quinze ans peut avoir la silhouette d’une de douze ou de vingt-cinq. On a besoin que toutes nos filles soient séduites par le projet en étant complètement différentes. L’effet boule de neige marche d’autant mieux à cet âge-là qu’il y a une solidarité qui est plus forte que tout. C’est le moment où l’on décide d’abandonner sa famille pour en construire une nouvelle, avec ses amies.

Vous avez rencontré plus de 600 filles.

Ça ne s’invente pas : le casting a duré 9 mois. On a d’abord rencontré toutes celles répertoriées comme petites pros. Ensuite, on a fait du casting sauvage, en posant des annonces dans le McDo du film, dans les bars, tous les endroits où vont les ados – on a même fait la sortie des lycées, même si on n’a pas trop le droit ! Les garçons ont été trouvés grâce aux ateliers théâtres de la région. Notre principal souci était Camille. C’est un pilier de l’histoire, qui allait avoir 32 jours de tournage sur 37. Trouver une fille de seize ans qui puisse tenir tout un film sur ses épaules n’est pas facile. Deux jours avant la fin, Louise Grinberg nous a envoyé un mail. Elle a tout de suite été convoquée…

Qu’est-ce qui a fait pencher la balance en sa faveur ?

Elle avait quelques répliques dans Entre les murs, on l’avait repérée au moment de la promo du film. On ne pensait pas que notre Camille serait aussi belle que Louise, mais Muriel et moi nous sommes dit qu’à cet âge, une jolie fille a un certain ascendant sur les autres.

Y’avait-il des critères particuliers pour les autres rôles ?

Tout était écrit et très précis. On savait que Clémentine (Yara Pilartz) était la plus petite, la fragile pour laquelle on aurait peur tout au long du film. Elle devait être menue, avec une petite voix mais être en même temps intrépide et rigolote. Comme Julia pique le petit copain de Camille, elle devait être assez canon et plus femme qu’elle. Flavie, jouée par la pulpeuse Esther Garrel (vue dans L’Apollonide, ndlr), était la bizarre. Elle joue très bien ça avec son regard un peu perdu. Dans un groupe de filles, il y en a toujours une un peu étrange. Donc, oui, tout était écrit mais les trouver dans la réalité n’a pas été simple. On a fini épuisées !

J’imagine que le tournage a du, lui aussi, révéler ses moments de complexités…

Déjà, il a fallu gérer la question du cadre. Y avoir ne serait-ce que six personnes n’est pas si facile. Travailler avec des non-professionnelles non plus, bien que trois d’entre-elles ont déjà connu les plateaux de tournage. Elles n’étaient pas à l’aise. Elles ne se regardaient pas, restaient raides les unes à côtés des autres. Notre producteur nous a accordé trois semaines de répétitions, grâce auxquelles on a pu travailler sur le scénario et faire en sorte qu’elles apprennent à se connaître. Muriel opère sur une deuxième caméra, grâce à laquelle on va chercher des images plus documentaires pour nourrir les scènes. Tous ces regards de complicité, ces petits gestes n’ont l’air de rien mais construisent l’amitié de ces filles, qu’on ne remet pas en doute alors qu’elles ne se connaissaient pas trois semaines avant.

Le scénario a été tourné dans la continuité ?

C’est très rare, parce que d’habitude on regroupe plutôt les décors, pour gagner du temps et avoir moins de contraintes. Mais il fallait suivre la progression des grossesses, ce qui n’était déjà pas forcement facile. On avait un tableau avec tous les stades de grossesse pour chaque fille ! Et dire à une fille de 16 ans qu’elle est enceinte de 6 mois un jour et qu’elle doit courir comme un lapin le lendemain, ce n’est pas évident. Pour des adolescentes qui tournent leur premier long-métrage, il y a de quoi bouleverser une vie. On voulait profiter de ça : elles ont vraiment grandi, entre le début et la fin de l’été, de vrais gestes de femmes sont apparus. C’est imperceptible, parce qu’on ne tenait pas à trop le souligner, mais elles ont pris une énorme maturité.

Comment travaillez-vous avec Muriel, votre soeur ?

C’est très spontané. Être sœurs fait que si l’une commence une phrase, l’autre la termine. On se passe la caméra comme on se partage l’ordi au moment de l’écriture. Une fois que nous avions notre structure, on rédigeait chacune deux ou trois heures puis on passait l’ordinateur à l’autre. 17 filles s’est un peu écrit comme un cadavre exquis, avec en plus cette envie de surprendre l’autre. D’autant qu’on est très saignante l’une avec l’autre.

17 filles a été tourné avec un appareil photo ?

Deux. Avec notre directeur photo, Jean-Louis Vialard, nous avons fait des essais sur quatre formats, les Canon 5 et 1D, la caméra numérique Red, le 35mm et le 16mm. A l’aveugle, on ne pouvait pas déterminer la différence entre le 1D et le 35mm. Ça nous a bluffées. Jean-Louis Vialard était un puriste du 35mm il y a encore trois ou quatre ans, mais il accepte de travailler avec le 1D parce qu’il arrive à en tirer de belles choses. Après, il ne faut pas donner de faux-espoirs. Bien sûr, n’importe qui peut tourner un film demain grâce à ça mais le résultat ne sera pas forcément le même. Sans les lumières de Jean-Louis Vialard, les scènes de nuit n’auraient pas été les mêmes. Et le boitier a été accessoirisé, avec pare-soleil, filtres…

Sa légèreté doit aussi apporter sur un film comme 17 filles.

On a tourné comme un documentaire, c’est un luxe qui n’arrive jamais en fiction. On peut filmer en continu, tandis qu’avec le 35mm, vous avez un producteur qui devient nerveux au bout de 20 minutes (rires) ! Et quand on filme au plus près de la peau, c’est moins impressionnant pour les filles qu’une caméra 35 de 40 kilos.

L’environnement sonore est aussi très travaillé. Je pense à la chanson d’ouverture, « Getting boring by the sea » des Blood Red Shoes. Le programme du film est contenu dans ce titre !

J’ai passé des centaines d’heures sur la bande-originale, alors je suis flattée que vous le remarquiez ! La bande-son a aussi été très travaillée avec l’ingénieur du son, mais pour la bande-originale on voulait un son rock parce que nos filles sont comme ça. Mais je n’aime pas la musique quand elle vient par-dessus les images. J’accepte la musique quand elle est à l’intérieur, pas quand elle sort de nulle part pour souligner l’émotion. C’est mon côté documentariste ayatollesque !

Propos recueillis par Baptiste Ostré le 30 novembre à Toulouse.


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