Rencontre avec Alex van Warmerdam

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Rencontre à l´occasion de la ressortie des « Habitants » (1992).

Dramaturge et cinéaste néerlandais, Alex van Warmerdam reste assez mal connu en France. Pourtant ses films, très graphiques et à l’humour sombre, comme Abel (1986) ou La Robe (1996), marquent durablement ceux qui les voient. Rencontre avec le réalisateur à l’occasion des vingt ans des Habitants (1992), qui ressort sur les écrans.

Comment vous est venue l’idée des Habitants ?

C’était il y a longtemps, j’ai tout oublié ! Je crois que j’avais l’idée d’un petit film avec trois ou quatre personnages, un petit ensemble. La première idée, c’était de faire quelque chose avec un chasseur aveugle, un personnage qui apparaissait déjà brièvement dans une de mes pièces. Dans la pièce, il était aveugle. Pour le film, je voulais raconter comment il le devenait. C’était l’une des principales idées au tout début. Puis il y avait cette idée d’une rue et d’une forêt. J’ai commencé à dessiner un plan de cette rue et à y mettre les personnages. Au départ, il y avait deux petits garçons. Quand le scénario fut terminé, je l’ai fait lire à un ami écrivain qui m’a conseillé d’en enlever un. Il y a eu ensuite beaucoup de travail sur l’emplacement des personnages : qui vit où ? Il fallait savoir qui pouvait voir qui depuis sa maison. Tout ce qu’on voit maintenant dans le film était très écrit, très dessiné.


Le décor a une place très importante dans le film. Il y a cette rue unique dans cette ville moderne, mais qui finalement évoque les villes des westerns américains. Le décor apparaît presque comme un des personnages principaux du film.

Oui, mais ce n’est pas de ma faute ! Quand j’avais neuf ans, nous avons déménagé. Nous vivions dans la première rue construite d’une banlieue. Quelques mois après notre arrivée, la deuxième a été construite et ainsi de suite. J’ai imaginé ce qui se passerait si on commençait à construire une ville et que la société de construction faisait faillite.
Il y a aussi un aspect très pratique. J’aime bien construire un monde très simple. S’il y a plus de rues, il y a plus de gens, plus de choses sur lesquelles se concentrer au-delà de l’histoire. Je fais toujours cela en fait, aller vers une simplification. Durant le tournage, on me demande : combien de figurants as-tu besoin pour le tournage dans la rue ? Je réponds : sept. Et au final, je n’en utilise que deux lors du tournage. Dans les scènes d’extérieur, je regarde toujours les figurants avec leurs ombrelles ou autres… Ça dissimule un peu l’histoire. L’idée de la rue unique revêt vraiment un aspect très pragmatique pour moi : se concentrer sur l’histoire. Et finalement, oui, elle a autant d’importance que les personnages du film. Le décor devient personnage.

L’espace du film paraît très confiné, alors même qu’il y a beaucoup de scènes d’extérieur. Que ce soit à la maison ou dans la forêt, les personnages semblent coincés dans l’espace, dans le cadre.

Mais n’est-ce pas le cas dans tous les films ? [Rires] C’est peut-être vrai. Pourtant ça ne vient pas du cadrage. Il n’y a par exemple pas beaucoup de gros plans dans le film. Ce n’est pas un film très découpé, j’avais parfois envie d’avoir beaucoup de personnages dans le cadre. Cet aspect confiné venait de l’histoire elle-même, de cette concentration dans une seule rue aussi. Il n’y a rien de plus que ce que vous voyez. Cela vient peut-être aussi du fait que je bouge peu la caméra. Jean Cocteau disait : « Quand les acteurs ne bougent pas, bougez la caméra ». Cela peut sembler logique. Mais moi, quand les acteurs ne bougent pas, je ne bouge pas non plus. Maintenant, j’accepte un peu plus le mouvement. Au tout début, je ne filmais que le strict nécessaire.

La plupart des habitants de la ville semblent atteints d’une crise sexuelle, entre absence de désir et désir exacerbé avec des couples qui s’inversent : le boucher désire sa femme qui le rejette et le chasseur ne parvient à satisfaire la sienne, sans parler de l’enfant qui découvre ses premiers émois avec une étrange jeune femme dans la forêt.

Vous parlez de ville, mais ce n’est qu’une rue ! [Rires] Je n’ai rien à répondre à cela. Cela signifie ce que ça signifie, ce que vous voulez que ça signifie. La seule chose, c’était que j’avais envie de montrer un personnage avec un besoin sexuel fort, très fort. Et plus on est jeune plus le besoin est fort – enfin peut-être pas bébé ! Dans le film, c’est le boucher qui désire sa femme, mais elle ne veut pas. Évidemment, c’est ma propre femme [L’actrice Annet Malherbe est la compagne du réalisateur, ndlr] ! Le boucher désire sa femme. La femme du chasseur désire son mari, mais lui ne peut la satisfaire. C’est ça que je voulais montrer. Et pour le reste, qu’attendez-vous de moi ? Et pour l’adolescent, j’avais cette envie de montrer cette jeune fille dans les bois. Une chose en amène une autre, et cætera.

Cette forêt a un aspect très graphique. Il s’y passe des choses étranges, presque surréalistes, comme si c’était le lieu où les personnages pouvaient se libérer.

Je n’ai pas l’impression de chercher du surréalisme, mais c’est une interprétation possible. Quand je travaille, je ne suis pas forcément conscient de l’aspect potentiellement surréaliste ou absurde. Et je n’ai pas envie de l’être. J’essaie juste de faire quelque chose d’intéressant, de remarquable, d’amusant pour moi et l’audience. Le fait est qu’il y a des archétypes autour desquels on tourne : la rue, le boucher, l’école, le gros garçon sur sa mobylette… Tout cela vient tout seul, dans l’enchaînement des situations. Et je ne veux pas savoir pourquoi.
Peut-être que cette impression vient du fait que dans mes films tout à la même valeur, qu’il n’y a pas d’élément plus remarquable qu’un autre, que l’aspect est assez sec. Tout semble si normal que ça paraît peut-être faux. C’est peut-être de là que vous vient cette idée de surréalisme. C’est pourquoi je déteste par exemple un film comme Delicatessen (Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, 1991), auquel on me compare parfois alors que le film n’a rien à voir. Dans sa propre construction, c’est important de détester quelque chose. En musique, on peut dire : « Je déteste Mozart » ou « Stravinsky ne sait pas composer ». Cela n’a rien à voir avec Delicatessen, mais en général pour des films qu’on n’aime pas et dont on ne veut pas se rapprocher.

 

Apparemment les gens rient beaucoup devant le film. Il y a de l’humour dans le film, mais très noir. Le film est extrêmement triste. Je pense à cette scène où la femme du boucher – qui a arrêté de s’alimenter sur les conseils de sa statuette de Saint-François – est étendue devant sa fenêtre et les habitants de la rue se regrouper en masse pour prier devant celle qu’ils prennent alors pour une sainte. Je suis peut-être trop terre-à-terre, mais ce que je vois dans cette scène, ce sont des gens qui se réunissent pour regarder une femme qui se laisse mourir.

Mais les spectateurs rient lors de cette scène ?

Manuel Attali [ED distribution/distributeur du film] : Oui. Les gens explosent toujours de rire à ce moment-là. L’opposition avec la scène précédente les fait beaucoup rire.

Alex van Warmerdam :
Je ne comprends pas. [Pause] Le film est triste, mais pas dépressif. Il y a aussi de la lumière. Rire est quelque chose de mystérieux, ça dépend du caractère. Normalement, je ne ris pas beaucoup, hormis un rire de convention. Je ne ris presque jamais devant une scène comique au théâtre par exemple. Je peux trouver ça très drôle, mais je ne me sens pas obligé de rire. Je crois que Les Habitants peut à la fois être drôle et triste, drôle et effrayant. J’aime cette idée. J’ai souvent entendu des gens dire : « Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer ». C’est une affaire de goût. Lors de la scène du piège dans la forêt, la femme pousse un cri : un unique « aaaaaaaaaah » très sonore. C’est un moment effrayant et très drôle. Drôle parce que c’est très pensé, très graphique, ça devient une image : avec les deux mains qui lui enserrent le coup, ce cri… On a beaucoup travaillé ce cri, on l’a refait. Mais si les gens ne trouvent pas ça drôle, ce n’est pas un problème, tout le monde est différent.
J’essaie d’éviter le rire. Je m’interdis les blagues dans les films. Mais cela n’empêche pas une sorte d’humour de surgir des situations. Si les gens regardent le spectacle (le film ou la pièce), et qu’il n’y a pas de rires, je n’ai pas le sentiment que c’est raté. Le rire est quelque chose qu’on peut utiliser, un ingrédient possible, mais il n’est pas obligatoire. C’est un plus. Parfois on me disait : « Il n’y a pas eu de rires dans la salle ce soir ». Et alors ?

Vos films sont peu dialogués. Vous avez dit : « Si vous arrivez à faire un film muet, vous êtes au cœur du cinéma ». Il y a de bons films muets aujourd’hui ?

J’ai dit ça ? C’est joli ! Je suis d’accord ! [Rires] On est vraiment dans le cinéma. Le langage n’est alors plus que dans ce qui est à voir par l’image. Je pense à The Artist (Michel Hazanavicius, 2011). Je n’aime pas le film dans son intégralité, mais je l’ai trouvé bien fait, d’un aspect très moderne et excitant. Il est très intelligent. Mais plus intéressant peut-être : pouvez-vous faire peur aux gens avec un film muet ? Pas muet dans le sens des débuts du cinéma, avec du son, mais sans dialogues. J’aime bien l’idée de voir les gens parler à l’écran, mais sans savoir ce qu’ils se disent, alors que c’est plutôt un interdit au cinéma. Mon envie dans le film, c’est que le texte devienne superflu, que tout passe par l’image. On a besoin de voir les gens parler dans le film, pas nécessairement de savoir ce qu’ils se disent. C’est pour ça que parfois je filme les gens à l’intérieur, depuis l’extérieur.
On peut vraiment éviter beaucoup de dialogues dans les films, c’est pour ça aussi que j’écris moi-même les scénarios. Quand un scénariste écrit un film, il écrit pour un lecteur, c’est extrêmement précis. Et on s’aperçoit au tournage qu’il y a beaucoup de choses inutiles qu’il n’est pas la peine de tourner. Moins de sous-titres vous avez besoin, mieux c’est. Ce qui fait que je coupe toujours beaucoup de dialogues : à la fois lors du tournage par rapport à ce que j’ai écrit dans le scénario, puis dans un second temps durant le montage. Et ce n’est pas forcément volontaire, parce que quand j’écris le scénario, je suis persuadé que j’ai besoin de toutes les informations qu’il contient. Mais il y en a toujours trop.

 

Propos recueillis par Mickaël Pierson – Décembre 2012
À lire : la critique des Habitants.


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