Rencontre avec Raya Martin

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A la sortie de son très beau « Independencia », Raya Martin nous parle de sa trilogie sur l´histoire coloniale philippine et l´histoire du cinéma, des clichés sur le cinéma philippin, mais aussi de sa passion pour la télévision.

Si le nom de Raya Martin n’est pas encore nécessairement bien connu des cinéphiles, gageons que cela ne saurait tarder. A 25 ans, ce jeune et brillant réalisateur philippin est déjà auteur de huit longs métrages en quelques années. Les deux derniers ont été montrés à Cannes en 2009 : Independencia à Un Certain Regard et Manila (co-réalisé avec Adolfo Alix) en séance spéciale. Chacun de ses films fait le tour des festivals internationaux indépendants. Sans doute plus proche pour son rapport à l’Histoire d’Apitchapong Weerasethakul ou de Rithy Panh que du cinéma philippin, Raya Martin signe avec Independencia un film à la fois complexe et d’une grande clarté. Admirable.

Independencia fait partie d’une série de film sur l’histoire des Philippines…

J’essaie de réaliser une trilogie centrée sur les différentes périodes de l’histoire coloniale des Philippines et de faire un parallèle avec l’histoire du cinéma. Le premier film, A Short Story about the Indio Nacional (2006), je l’ai fait à la manière d’un film muet autour de la période de colonisation espagnole. Independencia est un film de studio sur l’occupation américaine. A cette période, il y avait des studios aux Philippines avec une manière de travailler calquée sur celle de Hollywood. Ensuite j’aimerais tourner un film sur l’occupation japonaise. Les Japonais sont arrivés après les Américains aux Philippines. Je ne sais pas encore quelle forme cela prendra exactement. Les deux premiers étant essentiellement en noir et blanc, le suivant sera sans doute en couleur.

A Short Film about the Indio Nacional, 2006

L’Histoire apparaît assez peu frontalement dans le film, mais plutôt comme un arrière-plan qui conditionne la vie des personnages.

Peut-être est-ce à cause de mon parcours, mais je me suis toujours intéressé à la fois à la façon dont l’histoire devient officielle, à la manière dont elle est transmise et enseignée et par ce qu’il y a derrière ce discours, ce dont on ne parle pas habituellement. Il y a aux Philippines cette sorte de tradition de fuite vers les montagnes dans les périodes de colonisation. Ce fut le cas avec les Espagnols. Cela a recommencé avec les Américains. Les professeurs n’enseignent pas cette partie de l’histoire. C’est quelque chose que j’ai pu apprendre de mes grands-parents. Quelque chose qui se situe entre la tradition orale et le conte. Cela m’intéressait beaucoup de donner une forme cinématographique à cela.

Pour ce film, vous dites avoir pensé au cinéma classique américain. En le voyant, on pense aussi beaucoup au cinéma muet.

J’évoque la manière hollywoodienne de raconter une histoire, le langage et la grammaire traditionnelle des films, ce que je n’avais pas fait dans mes films précédents. Cela inclut donc aussi le cinéma hollywoodien des premiers temps. Notamment dans l’alternance des plans larges et gros plans, les formules utilisées pour raconter une histoire… Cela peut aussi ressembler à un film de Murnau. Je m’en inspire, mais je n’essaie pas d’imiter les films muets. Je crois qu’il y a de même des liens avec la façon de montrer les choses à la télévision ou sur internet, les différentes qualités des images…

Une grande partie d’Independencia a lieu dans la forêt, mais vous avez choisi de tourner en studio avec un mélange de décors recréés et décors peints. Cette idée était présente dès le début du projet ?

Il y a eu plusieurs versions du script. L’idée de la mère et du fils allant dans la forêt est présente depuis le début. Je pensais d’abord tourner dans l’esprit d’un documentaire en portant attention à la nature : la terre, l’eau, la pluie… Mais avec l’idée de la trilogie et la volonté d’évoquer le cinéma américain, c’est devenu un film de studio. Je trouvais intéressant de faire un film de studio qui parlerait de la nature. Dans le cinéma américain, la nature est souvent recréée artificiellement et des personnes réelles se trouvent confrontées à cet artefact. Notre perception du réel se retrouve confrontée à une recréation en studio. Faire le film en studio me semblait la combinaison parfaite pour parler de l’histoire philippine durant l’occupation américaine.

Pendant le film, ce dispositif devient de plus en plus apparent…

C’est une idée dont j’ai beaucoup parlé avec mon designer. Ce décor très présent est faux, mais dont au bout d’un moment on n’arrive plus très bien à voir ce qui est réel et ce qui est peint. Puis petit à petit la présence du studio se révèle dans le film. J’ai essayé de déconstruire cette notion traditionnelle d’illusion, du refus de voir que tout est faux. La plupart des films Hollywoodiens étaient tournés en studio. Une histoire qui se passait à Paris était tournée à Los Angeles. Mais on ne révèle jamais ce mythe du studio, on ne dit pas « tourné en studio » dans le générique. Je trouvais intéressant de mettre cet artifice au premier plan, d’être conscient que ce qui nous entoure a été fait pour nous et n’est pas quelque chose de déjà là.

La sur-présence du studio et du décor n’empêche pas le réalisme.

Oui. Je crois que ça a aussi avoir avec la différence de perception du cinéma selon les générations : la possibilité de trouver de la beauté pour les jeunes générations dans quelque chose d’artificiel. La génération internet connaît l’existence des décors et des studios. Aujourd’hui il y a plus de transparence dans les processus de production. L’artificiel peut donner une sorte de confort. On peut aujourd’hui avoir l’impression d’être plus chez soi dans une sitcom que dans sa propre maison. Quand on voit une nature qui est fausse, on fait des liens avec la nature réelle. Ce n’est pas donc seulement du carton-pâte, cela devient autre chose.

Independencia, 2009

Au centre du film, il y a une fausse bande d’actualité qui vient révéler cette artificialité.

En fait cette fausse bande d’actualité vient d’une histoire vraie écrite par un journaliste américain. Elle contraste avec la volonté du spectateur de croire à cette fiction autour de la mère et du fils. C’est un contraste entre la vérité derrière la fiction et la fiction derrière la vérité.

Votre travail semble différent du cinéma philippin qui a été montré chez nous jusqu’à présent.

Oui je ne suis pas forcément proche du cinéma philippin montré à l’étranger. Les gens ont des idées sur le cinéma philippin, mais il y aurait beaucoup de films à montrer. Donc mes films surprennent par rapport à ça. Je m’intéresse beaucoup à la qualité de l’image. Mais j’ai aussi des références autres que le cinéma, que ce soit la littérature, les arts plastiques… Il y a beaucoup de passages entre les disciplines. Ce n’est pas forcément un choix, mais un reflet du monde contemporain. Tout est relié, accessible aujourd’hui. On reçoit bien plus d’informations que les générations précédentes. Il y a aussi cette question du peu de films philippins montrés et du choix des programmateurs, de leur idée de ce que sont les Philippines, ou ce qu’elles doivent être. Le cinéma philippin est bien plus varié en fait. C’est une question économique, à la fois de programmation et de demandes des producteurs.

Pouvez parler des références au cinéma expérimental américain présentes à la fin d’Independencia ?

C’est l’une des dernières choses que j’ai découvertes et qui m’ont beaucoup marqué : Stan Brakhage, Andy Warhol… Dans le script original, je pensais faire quelque chose proche de Brakhage en peignant sur la pellicule, donner une sorte d’interprétation purement visuelle du film. Le cinéma était aussi un instrument pour la colonisation. Et moi en tant que réalisateur philippin, je découvre ce réalisateur américain complètement indépendant, hors du système, un homme qui vient du pays qui a colonisé le mien, mais qui se définit en marge et représente lui-même une sorte d’indépendance. Un réalisateur qui fait les choses par lui-même. C’est une contradiction qui m’intéressait : parler de résistance contre les Américains et d’un réalisateur américain indépendant. La fin d’Independencia, c’est donc à la fois un film peint sur pellicule, mais aussi un moment de réflexivité sur le film.


Quelles sont vos références cinématographiques ou vos autres sources d’inspiration ?

C’est difficile. Il y en aurait beaucoup évidemment. Mais ce qui est vraiment important pour moi en ce moment, c’est d’essayer d’apprendre plus de la télévision. De nombreuses séries télé américaines sont très intéressantes, souvent plus que les films hollywoodiens. Il y a des choses nouvelles à la télé, des choses qu’on ne voit pas au cinéma, notamment autour des structures narratives. Les reality-shows, MTV… Il y a des choses surprenantes. Comme Brüno [film de Larry Charles, 2009, mettant en scène le présentateut-humoriste anglais Sacha Baron Coen] par exemple, c’est un autre type de comédie, une « comédie-réalité ». La télévision est sous-utilisée si on repense à l’idée du medium comme message, du poste de télévision comme surface… Les gens sont aujourd’hui très au courant de la mise en scène, des coulisses, des procédés de productions, il y a une dynamique nouvelle dans le fait de regarder la télévision. La télévision est devenue un nouveau concept. Ce n’est plus forcément ce poste qu’on regarde dans son salon. Il faudrait s’intéresser à la relation qu’on a à la télévision.

 


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