Entretien avec Rafi Pitts

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A l’occasion de la sortie de « The Hunter », nous avons rencontré le réalisateur iranien Rafi Pitts. Suite à la condamnation de Jafar Panahi et Mohammad Rasoulov, le jeune réalisateur s’engage contre la censure et les obstacles qui empêchent les réalisateurs iraniens de s’exprimer. Une interview sans tabous, ni langue de bois.

Comment est venue cette idée de scénario, entre fuite et vengeance ?

Le scénario ne vient jamais pour une seule raison, il y avait l’idée de vouloir un peu aller de l’avant en matière de cinéma iranien, parce que ça faisait quand même quelques années que l’on faisait du néoréalisme, y compris moi-même. On était dans le « réel ». Là, j’avais envie de faire un western néoréaliste, donc il y avait d’abord cette envie là de cinéma. Après, il y avait les envies humaines, le fait qu’aujourd’hui en Iran les gens n’ont plus grand-chose, parce qu’ils travaillent tout le temps. Ils ne passent plus beaucoup de temps avec leur famille et je me suis demandé ce que l’on deviendrait, si l’on nous enlevait le peu de choses qu’il nous reste.

Il y a aussi le fait qu’il soit très difficile de s’exprimer en Iran. Qu’est-ce que l’on devient si on ne peut pas s’exprimer ? Et puis, il y a un personnage que je connaissais, qui était gardien de nuit et chasseur. Et une nouvelle, datant de 1952, que je trouvais très actuelle. On peut donc dire que la base du scénario, c’est toutes ces choses là en même temps. J’avais aussi envie de faire un film qui représentait le point de vue de la majorité du pays. 70% des habitants ont moins de 30 ans et peut-être envie d’autre chose en matière cinématographique. Donc, un peu à l’encontre de notre néoréalisme, qui a souvent été poétique, j’ai eu envie de faire un film qui leur ressemble plus, laissant ressentir la rage de ces jeunes.

Quelles ont été les difficultés de tournage ? Notamment pour la scène où un policier se fait tirer dessus, au loin ?

Dès le début du tournage, on a connu des difficultés, alors que j’avais obtenu des autorisations de la part du ministère de la censure. Le tournage a eu lieu pendant les élections, avant les émeutes qui se sont depuis terminées. C’était très difficile d’obtenir cette autorisation, on s’est battu pour ça. La police n’était pas contente que l’on tourne ce film malgré l’autorisation de la censure. Elle ne collaborait pas avec le film, du coup, le tournage de 35 jours s’est fait sur une durée de 4 mois. Ça donne une idée… Paradoxalement, il s’est terminé deux jours avant les émeutes, il y avait la même tension, on sentait qu’il allait se passer quelque chose.


Comment sont reçus vos films en Iran et sur la scène internationale ?

C’est une question très difficile ! Je dirais bien, forcément. Mais en Iran, malheureusement, le film n’a pas l’autorisation d’être montré. C’est toujours le même problème. Par contre, il y a le marché noir, beaucoup de films socio-réels tournent. Des films critiques sur ce qu’il se passe, qui du coup ne se vendent que sur le marché noir et se voient uniquement sur le petit écran ! Sur la scène internationale, The Hunter était en compétition à Berlin. Du point de vue du cinéaste, tout va bien… ou au contraire, tout va mal. Pour l’instant, tout va bien. Mais je pense à mes collègues qui ne peuvent pas sortir. Ce qui se passe en ce moment me démange de plus en plus.

Que se passe-t-il en ce moment justement ? Racontez-nous.

Deux de mes collègues, qui sont aussi des amis très proches – Jafar Panahi, que je connais depuis 17 ans, et Mohammad Rasoulov, que je connais depuis une dizaine d’années – ont reçu une sentence de 6 ans de prison, 20 ans d’interdiction de faire leur métier, quitter le pays et parler aux médias. Alors qu’ils n’ont même pas fait de film. Ils ont été condamnés pour une idée de films. C’est très violent. J’ai écrit une lettre à Ahmadinejad, demandé une grève mondiale du cinéma. A l’heure européenne, elle aura lieu entre 12h30 et 14h30, le 11 février (cet entretien a été réalisé le 5 février 2011, ndlr), jour de l’anniversaire de la révolution iranienne, en plein festival de Berlin et le dernier jour du festival du film de Téhéran. Par solidarité avec mes collègues mais il y a aussi, dans cette demande mondiale, un appel au monde du cinéma. Si on accepte cette situation, ça voudra dire qu’un autre gouvernement, dans un autre pays, peut accepter cette situation. Il est urgent d’arrêter cela tout de suite, pour que plus jamais ça ne se reproduise. C’est fou : tout ça pour une idée de film

Avec votre film, The Hunter, vous êtes presque passé avant. Comment expliquer que vous n’ayez pas été jugé, emprisonné comme vos collègues ?

Je suis passé avant, en effet. C’est le hasard, car on ne pouvait pas deviner au moment du tournage. Je n’aurais pas pu avoir l’autorisation pour le film si le ministère du cinéma et la censure ne pensaient pas que le mouvement vert arrivait au pouvoir. Tout le monde pensait que l’Iran allait réformer, c’était évident. C’est pour cela qu’il y a eu les émeutes ensuite, il y a eu ce choc. Par rapport à votre Pays, c’est comme si Le Pen était élu face à Chirac en 2002. Vous pouvez imaginer le choc, bien que ça soit difficile de comparer. Du coup, je ne pouvais pas le savoir. J’ai quitté le pays deux jours avant les résultats des élections.

Ce contexte fait de The Hunter un film politique…

Il est devenu politique à cause de la situation dans laquelle il se trouve. Au départ, il est humaniste, mais il devient politique à cause de l’état actuel de mon pays.

Que faut-il envisager pour le futur en Iran, en matière de cinéma ?

Je pense qu’évidemment les deux cinéastes, Panahi et Rasoulof, sont l’avenir de notre cinéma. Ils sont un symbole, ils sont des amis et sont devenus une image de ce qu’il nous arrive. A l’intérieur, on se bat pour eux. Les cinéastes en Iran ont demandé à tous les étrangers de ne pas venir au festival de Téhéran. C’est un énorme sacrifice, il y a déjà huit cinéastes qui ont retiré leur film de ce festival ayant lieu du 2 au 11 février. Beaucoup de tensions, vraiment…

Il y a peu de dialogues dans le film. Les images s’expriment d’elles-mêmes, tout comme les sons. Etait-ce volontaire ?

Le fait qu’il y a peu de dialogues était volontaire, oui. Je voulais montrer à quel point, lorsque l’on ne peut pas s’exprimer, on est au bord de l’explosion. C’est symbolique vis-à-vis de mon pays. Le personnage, s’il pouvait simplement s’exprimer, ne tuerait pas comme ça des gens au hasard sur une autoroute. Cela renforce le narratif. Mais lorsque l’on ne dit « pas de dialogues », ça me fait toujours sourire car pour moi, le son est un dialogue et comme il y a un énorme travail sonore dans le film… Comme le disait Robert Bresson : « un son évoque toujours une image, alors qu’une image n’évoque jamais un son ». Un spectateur doit mesurer lui-même s’il y a une tension ou non. J’ai d’ailleurs l’impression que c’est mon film le plus bavard. Inconsciemment, il raconte l’histoire.

Vous ne deviez pas avoir le rôle principal, pourquoi finalement êtes-vous devant la caméra ?

A cause du certificat de censure… J’ai donc mis 6 mois à avoir les autorisations de tournage. C’était douloureux de jouer le premier rôle, je ne le voulais pas, mais l’acteur qui devait jouer dans le film ne pouvait pas le faire, ce que j’ai appris le premier jour. Du coup, je suis allé devant les caméras car je ne pouvais pas arrêter le film. Ou alors il aurait fallu repasser devant la censure, présenter un autre acteur… mais j’avais peur que le film ne se fasse pas.

Le fait de me retrouver devant la caméra fut équivalent au fait de sauter dans le vide sans parachute. Ce n’est pas le truc à faire. Etre comédien et réaliser sont deux choses différentes. Peu de réalisateurs sont aussi acteurs ! Sauf à la rigueur dans des petits rôles… Du coup, je ne savais pas où j’allais car je n’avais personne pour me diriger. J’étais obligé d’être, et non de faire semblant. Si je faisais semblant, personne ne pouvait me dire si c’était juste ou pas. C’est un film sombre, je suis allé dans un endroit très sombre de moi-même. Ce n’est pas évident de perdre sa femme et son enfant. J’ai déjà perdu des amis, et ai donc essayé de m’appuyer sur ces événements, ces douleurs.

The Hunter est devenu très personnel avec ce premier rôle…

Oui, vraiment.

Quelles sont vos idées ou projets cinématographiques ?

Pour l’instant, je suis tellement inquiet pour mes deux collègues que je n’arrive pas à penser à autre chose. J’essaie de me battre pour les aider du mieux que je peux. Je ne dis pas que je pourrais à moi tout seul les libérer. Mais je mets tous mes efforts là-dedans. C’est quand même deux grands cinéastes. Mis à part mon estime pour eux, je dois rappeler que ces deux réalisateurs s’intéressent vraiment à l’homme de la rue. L’état iranien pense aujourd’hui que nous sommes des criminels, alors que l’on parle juste du type qui est dans la rue et qui souffre.

Propos recueillis par Stéphanie Chermont, le 5 février 2011


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