Portrait des frères Coen

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Ils font partie d’une longue liste de fratries célèbres dans l’univers du 7e art. Leur filmographie, elle, est unique, inclassable. Retour sur le parcours des frères Coen, unis par les liens du sang et par un même amour du cinéma.

Ils sont deux, Joel le grand chevelu et Ethan le petit à lunettes, mais les Coen vivent le cinéma comme un seul homme. Ce tandem de frangins bénis des dieux du 7e art écrit ses scénarios à quatre mains et décide des plans ensemble. Ils vont jusqu’à signer le montage de leurs films sous un pseudonyme identique, Roderick Jaynes. Et, même si jusqu’à Ladykillers Joel était le plus souvent crédité comme seul réalisateur et Ethan comme producteur, dans les faits, ils se partagent les tâches depuis le tout début.

Défenseurs d’un cinéma très personnel, à la fois drôle et noir, décapant et surréaliste, les frères Coen ont construit une carrière pour le moins exemplaire, réussissant le pari improbable de connaître le succès populaire tout en conservant une rare indépendance créative au regard de la machine hollywoodienne. Une liberté artistique qui leur a permis de se jouer des étiquettes et d’aborder à peu près tous les genres (y compris cette franche incursion dans le western avec True Grit, genre simplement effleuré jusqu’alors). Ils montrent néanmoins un penchant naturel pour les polars extrêmement sombres et les comédies décalées et acides, où ils expriment à merveille leur mise en scène virtuose, mais aussi leur sens aigu de l’écriture. À travers une galerie de personnages atypiques oscillant entre les loosers cupides, les imbéciles heureux ou les timbrés improbables, les Coen n’ont eu de cesse de dépeindre la face cachée de leur pays et de déformer le mythe du rêve américain. Ils ont su aussi s’entourer d’une troupe d’acteurs fétiches (Frances McDormand, Steve Buscemi, John Turturro, John Goodman, Jon Polito et des caméos réguliers de Bruce Campbell) et d’autres de passage, à qui ils offrent des rôles à la mesure de leur talent (Jeff Bridges, George Clooney, Billy Bob Thornton). L’œuvre des deux frères fait la part belle aux comédiens pour livrer des prestations mémorables et déjantées (le couple Holly Hunter-Nicolas Cage dans Arizona Junior).

Joel, l’aîné des Coen, commence sa carrière comme assistant monteur sur le film Evil Dead de Sam Raimi, un autre surdoué du cinéma indépendant américain à l’époque. En 1984, il écrit avec son frère Ethan le long métrage Sang pour sang, auréolé du Grand Prix du Festival de Sundance. Leur style est déjà présent dans ce premier film : cynisme, sens de l’absurde et suspense omniprésent. Photographié par Barry Sonnenfeld (réalisateur plus tard d’entre autres La Famille Adams et Wild Wild West), le film cumule les scènes fortes : l’enterrement vivant d’une victime qui refuse de mourir, les traits de lumière traversant la chambre par les trous faits par les balles de revolver. Frances McDormand, devenue en 1984 la femme de Joel Coen, y tient le rôle principal. Les deux frères deviennent alors extrêmement populaires dans le milieu du septième art.

 

 

Ils signent ensuite Arizona Junior et Miller’s Crossing (s’inspirant de La Clé de Verre de Dashiell Hammett), mais c’est Barton Fink en 1991 qui leur apporte la consécration en raflant à Cannes la Palme d’Or, le Prix de la Mise en Scène et le Prix d’interprétation pour John Turturro. La razzia est telle que le règlement du Festival sera ensuite modifié pour ne pas attribuer plusieurs récompenses à un même film. Barton Fink est un drame paranoïaque sur les affres du créateur devant la page blanche. Film kafkaïen, peut-être le plus sombre des frères Coen, le moins accessible aussi, il est à la fois le portrait de l’artiste confronté à une panne d’inspiration et une vision démoniaque et absurde d’Hollywood. Ironie du sort, c’est après cette fable furieusement anti-Hollywood que les studios américains leur proposent de réaliser un film avec plus de moyens financiers.

Ainsi naît Le Grand Saut, leur premier et dernier échec. C’est le spécialiste des films d’action Joel Silver (L’Arme Fatale, Piège de Cristal) qui se charge de la production et Sam Raimi participe à l’écriture du scénario. Un budget conséquent et un casting imposant (Tim Robbins, Paul Newman, Jennifer Jason Leigh). Mais le film est un fiasco public et critique. Présenté en ouverture à Cannes en 1994, Le Grand Saut déçoit. Il s’agit pourtant d’une critique féroce du capitalisme américain. Truffé de moments burlesques et de dialogues savoureux, avec un Paul Newman extraordinaire en capitaliste manipulateur, le film vaut nettement mieux que sa réputation.

 

 

Après cette escapade manquée à Hollywood, les frères Coen reviennent au polar mêlé d’humour noir et signent avec Fargo leur plus grand succès et une de leurs plus belles pépites cinématographiques. The Big Lebowski en 1998 est une comédie burlesque dans laquelle Jeff Bridges et John Goodman interprètent des personnages de loosers sympathiques, de fous de bowling, de véritables glandeurs en somme. Ils livrent ici un film drôlissime avec notamment la scène de remise de rançon la plus « foireuse » de l’histoire du cinéma et des seconds rôles délirants (John Turturro en Jésus, joueur de bowling chambreur, Julianne Moore en artiste déjantée et le malheureux Steve Buscemi).

Toujours prompts à ressusciter un cinéma d’antan tout en le revisitant, ils multiplient par la suite les hommages à plusieurs genres, à chaque fois inspirés par l’esprit d’une époque différente. Mais avec des fortunes diverses. Brillamment lorsque sort en 2000 la comédie (presque) musicale O’Brother, libre adaptation de L’Odyssée d’Homère portée par un George Clooney au sommet de son art,  y révèlant tout son talent en matière d’interprétation loufoque et fantaisiste. Rythmé par une BO folk/blues/country aux petits oignons qui trouve une traduction visuelle à sa mesure, le film réussit l’alliance des deux, également servi par l’écriture déjantée des Coen.

L’année suivante, ils s’attaquent au drame en noir et blanc avec The Barber : l’homme qui n’était pas là. L’exercice de style appuyé en agace certains, bien que ce clin d’œil formel retrouve indéniablement l’essence des grands films noirs d’avant-guerre. Les frangins enchaînent par deux œuvres mineures dans leur filmographie. En 2003, Intolérable Cruauté est un hommage quelque peu lisse et figé aux comédies romantiques de l’âge d’or hollywoodien. Puis en 2004, ils reviennent avec Ladykillers, remake poussif du Tueurs de dames d’Alexander Mackendrick (1955), dans lequel Tom Hanks livre cependant une prestation honorable.

La qualité du cinéma des frères Coen semble faire le yoyo lorsqu’au festival de Cannes 2007 ils présentent l’excellent No Country For Old Men, un drame sanglant adapté du roman de Cormac McCarthy, soutenu par la performance magistrale de Javier Bardem. Ils renouent alors avec la noirceur et la violence de leur premier film. Un nouveau départ pense-t-on. Un espoir malheureusement de courte durée, compte tenu de la sortie la même année de Burn After Reading. Si elle offre des rôles de charmants abrutis à Brad Pitt et Georges Clooney, cette comédie ratée au scénario inutilement alambiqué fait surtout figure d’ersatz dans un genre habituellement maîtrisé. Mais en 2010, les Coen surprennent heureusement encore avec leur nouvelle réalisation, A Serious Man, conte yiddish étonnant – en partie autobiographique – dans lequel ils dévoilent tout un pan jusqu’à présent insoupçonné de leur univers. Reste maintenant à savoir de quel côté True Grit fera pencher la balance…

 

 

The Big Lebowski


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