De La Cité de la peur (1994) à Brice de Nice (2005), Point Break a connu nombre de pastiches et parodies réduisant l’œuvre de Kathryn Bigelow à un simple film d’action parmi des surfeurs. Or, c’est limiter considérablement le regard de la cinéaste sur la masculinité, voire nier sa singularité historique.
Retour aux seventies
Pour mieux comprendre le geste de Bigelow, remontons en 1991, année de sortie du film. Quels étaient alors les standards du héros d’action états-unien ? La première moitié des années 80 avait imposé le modèle du surhomme reaganien, qui s’incarnait particulièrement chez deux stars : Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone. La fin de la décennie avait certes assoupli cette figure en tous points hors-normes avec les rôles de John McLane (Bruce Willis dans la saga Die Hard) et Martin Riggs (Mel Gibson dans L’Arme fatale) – soit des héros à taille humaine, en proie à des fragilités familiales et psychologiques –, mais la virilité agressive et conquérante demeurait le maître-mot du genre.
Or, voici que Bigelow choisit pour incarner Johnny Utah, le héros de son enquête policière, un jeune acteur, tout juste révélé par une comédie de science-fiction (L’Excellente aventure de Bill et Ted, 1989) : Keanu Reeves. Contrairement aux acteurs susnommés, Reeves, avec son corps souple et longiligne et son visage poupin, tient plus du jeune premier que du héros d’action musculeux. Sa persona se distingue également des saillies machistes d’un Mel Gibson : dans Point Break, on le voit vulnérable et sensible lorsque, blessé au genou dans la fameuse scène de la course-poursuite, il hurle son désespoir en tirant en l’air plutôt que viser l’ami qu’il traquait.
On mesure toutefois l’originalité du casting masculin réuni par Bigelow en comparant Reeves à ses opposants : les surfeurs, menés par le charismatique Bodhi (Patrick Swayze). Jusqu’alors peu présents au cinéma, les surfeurs y étaient surtout représentés comme une communauté marginale, à l’écart de la société capitaliste. Bigelow reprend ces codes en leur donnant une coloration positive : Bodhi rassemble autour de lui une collectivité utopique, où le plaisir de l’instant, les relations amicales et une sensibilité écologique avant l’heure priment sur l’accumulation de biens. Leur idéologie aussi bien que leurs extravagances capillaires, synonymes de liberté, placent les surfeurs dans la droite lignée des années 70 et des hippies, niant au passage le backlash viriliste des années Reagan.
Le surf : une utopie au creux des vagues
Sur ce point, Point Break constitue le pendant d’Aux frontières de l’aube (1987). Alors que dans celui-ci, Bigelow montrait la remise en question des codes machistes – arrogance, violence et bestialité – par le jeune Caleb peu après sa rencontre avec les vampires, Point Break représente l’initiation à un autre modèle de virilité, aussi souple et hédoniste qu’un surfeur chevauchant les vagues.
Et quoi de mieux que l’océan comme image de l’entre-deux ? De même qu’Adam Greenberg, le directeur de la photographie d’Aux frontières de l’aube, donnait tout son sens au titre du film en peignant majestueusement les paysages nocturnes réveillés par la lueur du jour, dans Point Break, c’est Donald Peterman qui contemple le lent flux et reflux des vagues qui s’échouent sur la plage, au milieu desquelles évoluent des surfeurs désireux de connaître autre chose que la triste vie que leur promet la terre ferme. Comme les compagnons de Bodhi se confient à Utah, entrer dans la vague signifie sortir de soi : il s’agit de se laisser porter, de faire corps avec la matière, plutôt qu’essayer vainement de la dominer.