Le « cercle vicieux » d’un impossible triangle amoureux
Surgi d’entre les joncs de roseaux comme un fantôme de nulle part, Shinnosuke (Yûji Hori) s’absorbe un instant dans la contemplation d’une jonque traversant le fleuve dont les reflets sont irisés par une pleine lune nimbée par un halo brumeux. Sa silhouette est absorbée par la végétation luxuriante qui se referme sur lui comme un piège marécageux.
La scène finale de Miss Oyu fait sourdement écho à celle du Destin de madame Yuki (1950) où l’héroïne s’engloutissait corps et âme dans les bras du fleuve purificateur pour y noyer sa désespérance.
Librement adapté d’une nouvelle de Junichiro Tanizaki « le coupeur de roseau », Miss O-Yû est une œuvre méditative qui exprime une extrême langueur, une tristesse vague et mélancolique ; comme une indicible oppression des âmes. Ce récit langoureux d’un amour entravé et non-payé de retour est le cercle vicieux d’un triangle amoureux ; l’enfermement par l’encerclement étant la figure de style qui préside à la mise en scène mizoguchienne.
L’action du film située à Kyoto, la ville ancestrale du Japon la plus enracinée dans les traditions, se diffuse insensiblement à travers les états d’âme tortueux des personnages.
Orphelin de mère depuis l’âge de quatre ans, Shinnosuke, parvenu à la maturité adulte, rechigne à prendre une épouse et fait peu de cas des multiples prétendantes que lui propose sa tante désabusée. Jusqu’au jour où il tombe éperdument amoureux de Miss O-Yû (Kinuyo Tanaka) alors qu’on lui destine Oshizu (Nobuko Otowa), sa cadette timide et renfermée.
Miss O-Yû : une « demoiselle » de haut lignage qui ne peut plus convoler
Issue d’un clan familial aristocratique des plus rigoristes et viscéralement attaché aux traditions, Miss O-Yû est veuve et, en vertu de la tradition, n’est plus à remarier depuis qu’elle est astreinte à l’éducation de son jeune fils. Elle mène une vie d’esthète qu’elle dédie à la déclamation assidue de la poésie du roman de Genji et à la pratique du koto, cette cithare aux cordes pincées qui s’accompagne du luth et rejoue des pièces classiques de l’époque Heian.
Son veuvage forcé lui interdit désormais de convoler. Lors d’un rendez-vous arrangé à la demeure de Shinnosuke et sur l’initiative de sa tante marieuse, ce dernier tombe en pamoison devant la suavité enjôleuse de Miss O-Yû. Il n’a littéralement d’yeux que pour elle ; ignorant copieusement sa cadette apprêtée pour la circonstance.
Du fait de la perte prématurée de sa mère, Shinnosuke traduit ce manque à travers son penchant irrépressible vers une forme de féminité exubérante qu’il découvre en la personne de Miss O-Yû. Portée tout entière à une abnégation dans le respect de la dévotion sacrificielle à sa sœur aînée, Oshizu est confite dans une renonciation éplorée qui l’oblige à faire vœu de chasteté.
Ce thème leitmotiv de la déploration qui se manifeste par des épanchements de douleur et des lamentations statiques revient souvent dans les films de Mizoguchi comme une convention du drame shimpa.
Jouant d’une séduction perverse et louvoyante, Miss O-Yû , tandis qu’elle a pleine conscience de l’attrait magnétique qu’elle exerce sur Shinnosuke, force les deux jouvenceaux dans leurs retranchements afin qu’ils se marient. C’est en connaissance de cause qu’Oshizu supplie pudiquement Shinnozuke de contracter avec elle un mariage de « pure forme » par stricte allégeance à sa soeur.
Un ménage à trois contre nature résolument chaste et courtois
Shinnosuke refuse cette fratrie de convention qu’Oshizu lui impose pour ne pas devoir céder à une relation maritale contrainte. Il en souligne l’aberration tout en avouant son enchaînement à cette femme « fatale » et ses agaceries provocantes.
Une femme est l’âme de la famille mais peut souvent en être le déshonneur. C’est ainsi que la rumeur publique enfle autour de cette liaison triangulaire non consommée qui est amorale et contre nature. Encore davantage lorsque survient la mort du jeune fils d’O-Yû emporté par une pneumonie foudroyante. Shinnosuke et Oshizu se retirent alors à Tokyo loin de l’emprise ensorceleuse d’O-Yû. Affaiblie par un enfantement, Oshizu vient à mourir à son tour. Fracassé, Shinnosuke abandonne le nourrisson à O-Yû à qui il confie la garde dans un aveu poignant de renoncement amoureux.
Mizoguchi filme ce ballet amoureux tourmenté et les chassés-croisés qu’il engendre avec cette froideur d’entomologiste qui est sa signature. Dans le même temps, sa mise en scène insaisissable déploie une grâce serpentine et voluptueuse inouïe.
Les personnages s’abîment tout entiers dans la contemplation de la lune, de la fleur du cerisier ou de la feuille d’érable…
Le film en son entier est bercé par la contemplation diffuse du cycle des saisons. Les métamorphoses saisonnières rythment l’enroulement amoral de l’intrigue conduisant à l’apogée du drame humain en train de se jouer.
Dès le plan d’ouverture, Shinnosuke pénètre une haute futaie et chemine sous les frondaisons de bouleaux et de roseaux noueux à travers lesquels irradient les rayons du soleil. Le décor est idyllique mais curieusement asphyxiant comme par un effet de serre de la nature envahissante. Au détour d’une sente, il tombe nez à nez sur Miss O-Yû , sa sœur cadette et une servante.Il se fend d’une révérence puis les épie de loin. Ouvrant la marche de la colonne qui progresse en direction de la maison de Shinnosuke, Miss O-Yû lui renvoie un regard acéré suivie d’une courbette déférente. Le contexte paysager foisonnant et l’emprise de la nature frémissante instille la troublante sensation de plonger dans l’intemporalité d’un film d’époque à costumes que renforcent les postures exagérément courtoises.
Face à l’engluement de ses personnages dans leurs entraves morales, Mizoguchi oppose une nature irradiante et divinisée qui les détourne pour un temps de leurs inhibitions tortueuses autant que de leurs tourments et de leurs affres intérieurs.
La méticulosité obséquieuse du cinéaste se retrouve dans le soin tatillon qu’il apporte à sa mise en scène. Etreignant ses personnages comme un boa constrictor qui voudrait étouffer ses victimes pour mieux les avaler, il s’attache au bruissement ténu de la nature. Le chant de la grenouille répond en écho au cri du coucou.
Le film s’ouvre sur un hymne au « koyo » qui est une tradition japonaise encore perpétuée trouvant son origine dans la contemplation des arbres et de leurs feuilles mordorées sous l’effet du changement de saison. La mue saisonnière s’opère et les feuillages se parent de couleurs éphémères qui expriment la nostalgie du temps qui passe et l’impermanence des choses si prégnant au Japon. Miss O-Yû se pâme d’émerveillement devant les mues successives d’une nature ravissante ; soulignant la beauté évanescente des jeunes pousses.
C’est la grande force panthéiste du film de Mizoguchi que de parvenir à traduire cette apothéose flamboyante de la nature sans recourir à la couleur. De vivre le moment présent pour faire revivre les hautes âmes du passé. Comme de voir les personnages s’abîmer tout entiers dans la contemplation de la lune, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable qui, par un mimétisme de caméléon, passe du vert au jaune puis de l’orange au rouge.
Distributeur : Capricci/les bookmakers