Carlotta – Janvier 2008
Quoi de plus américain qu’un road-movie ? Du bitume à perte de vue, des vastes étendues désertiques, des prairies verdoyantes… Depuis l’âge d’or du western, cinéastes et scénaristes ont appris à dompter et à tirer profit de l’incroyable richesse picturale de leur pays. La question du « film de route », envisagé comme un parcours personnel autant que narratif, n’a toutefois trouvé de réponse probante qu’avec la sortie de plusieurs classiques instantanés, Bonnie and Clyde et Easy Rider en premier lieu. Les revendications et l’esthétique des films d’Arthur Penn et Dennis Hopper étaient en tout point différentes. Mais leur utilisation de l’espace ouvert, leur conception du personnage qui se révèle au fil des rencontres et des kilomètres parcourus, a posé les jalons d’un sous-genre qui n’a jamais cessé de se renouveler.
Macadam à deux voies, sorti en 1971, est lui aussi une pierre angulaire du road-movie. On y suit quatre personnages sans nom, réduits à leur simple fonction : le conducteur, la fille, le mécanicien, « GTO » (du nom de la voiture que ce quadragénaire, joué par Warren Oates, conduit). Ils vont traverser cinq Etats, participer à des courses de voitures clandestines, et pourtant… pourtant, rien ne semblera, durant les 100 minutes de ce long-métrage, pouvoir faire sortir de la torpeur ces figures symboliques et libres de leurs mouvements. Monte Hellman, cinéaste passionné par la Nouvelle Vague, Antiononi, Camus et le film de genre, a profité de ce qu’il tournait pour un grand studio, pour déjouer leurs attentes, et livrer un film à la fois expérimental, existentialiste, et captivant. C’était les années 70, les réalisateurs avaient les mains libres pour livrer les films qu’ils imaginaient. Et, devant la sécheresse du film, son mépris des codes narratifs les plus élémentaires (les courses ont peu d’importance, les dialogues sont fonctionnels et ne font jamais avancer l’histoire, le film se termine comme il commence, dans une sorte de cycle sans fin), les producteurs, attirés par le succès d’Easy Rider, ont rapidement déchanté, refusant de promouvoir l’oeuvre en salles.
« You can never go fast enough »
Comment pourrait-on leur en vouloir ? Two-lane blacktop (titre original) était bel et bien en avance sur son temps, même s’il reste paradoxalement le pur produit de son époque. Des éléments de la contre-culture sont présents pour en attester (les hippies et les conservateurs sudistes qui sont au centre d’Easy Rider), mais en périphérie de l’histoire. Jeunes, libres et joués par deux musiciens célèbres (le chanteur James Taylor et le batteur des Beach Boys Dennis Wilson), « le conducteur » et « le mécanicien » sont avant tout concentrés sur leur voiture, et leurs regards n’ont de cesse de scruter l’horizon, de s’y perdre, sans que l’on sache s’il s’agit d’un désenchantement ou d’une réelle envie d’aller de l’avant.
Une interrogation que l’on retrouve aussi chez GTO, mythomane amoureux de sa voiture de sport, et dont on ne saura rien non plus, si ce n’est qu’il s’invente un passé différent à chaque auto-stoppeur qu’il fait monter. La Pontiac et la GTO continuent à embraser le macadam sans fin, sans but, dévisageant à chaque arrêt l’état d’une l’Amérique profonde endormie et léthargique (les magasins sont souvent fermés, les rues sont désertes), même lorsqu’on y croise des accidentés de la route, réminiscence du Week-end de Godard. L’ultime coup de génie de Hellman étant de terminer son manifeste par une dernière séquence de course où le temps se dilate sous nos yeux, avant que l’écran et la pellicule ne s’embrasent littéralement, comme un pneu qui aurait usé sa gomme. Un effet radical et encore incroyablement osé aujourd’hui, qui signe pourtant métaphoriquement l’arrêt de mort d’une époque, celle du flower power, de ses idéaux révolutionnaires. Un "no future" imprimé à même l’écran, en somme.
Pour la sortie de ce bijou de la contre-culture en DVD, Carlotta a soigné sa copie (approuvée par le réalisateur, malgré un grain voyant dans plusieurs scènes de nuit) et mis les petits plats dans les grands : commentaire audio nostalgique de Monte Hellman, documentaire sur le cinéaste américain qui revient avec des étudiants en cinéma sur le lieu du tournage, et en profite pour raconter de multiples anecdotes sur le casting et la production du film, rencontre avec le critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret (auteur du livre Le cinéma américain des années 70), assorti d’un livret luxueux reprenant les grands thèmes de son analyse. Même si le nombre de bonus est moindre que sur l’édition Criterion Z1, la démarche est à saluer, d’autant que pour les plus curieux, l’éditeur propose une édition collector reprenant les deux dvd du précédent coffret Hellman, contenant les trois films The Shooting, L’ouragean de la vengeance, Cockfighter, en plus de cet incontournable Macadam à deux voies.