Lucia et le sexe (Lucia y el sexo – Julio Medem, 2001)

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Avec son cinquième film, Julio Medem signe un conte sensuel et cérébral, où écriture et passion amoureuse s´entremêlent dans un formidable terrain de jeu.

Depuis ses débuts, Julio Medem tricote avec talent sa pelote (basque), entortillant les spectateurs dans ses récits labyrinthiques, pleins de méandres et de chausse-trappes. De Vacas (1991) à L’Écureuil rouge (1993), de Tierra (1996) aux Amants du cercle polaire (1998), le cinéaste a imposé un style baroque et singulier, mêlant humour, lyrisme et romanesque échevelé. Destins croisés, hasards et coïncidences, bonds dans le temps ou dans l’espace : ses films se déploient toujours sur différents niveaux, multiplient les pistes narratives comme autant de pièces d’un puzzle à reconstruire. Avec son nom en forme de palindrome, Medem apprécie les constructions retorses et les histoires à double entrée. À cet égard, Lucia y el sexo représente un véritable aboutissement puisqu’il repose sur une phrase-clé, prononcée à mi-chemin par le héros : « À la fin, tout continue, car le conte tombe dans un trou et réapparaît au milieu. On peut alors en changer le cours, si tu m’en laisses le temps »…

Lorenzo (Tristan Ulloa), jeune romancier, peine à retrouver l’inspiration après un succès de librairie. Dans un bar, il fait la connaissance de Lucia (Paz Vega), charmante et délurée serveuse, qui lui déclare tout de go son amour. Démarre alors une relation torride, où désir, tendresse et complicité illuminent un quotidien sans l’ombre d’un nuage. Bien sûr ce bonheur insolent ne durera pas, et Lorenzo devra se confronter à ses propres tourments afin d’accoucher de son prochain livre. Il se découvre ainsi une fille, née d’une liaison avec une inconnue, par une nuit de pleine lune. Cette révélation entraîne le scénario sur d’autres rails, où viennent se greffer d’intrigants personnages : Elena, une « reine de la paella » valencienne (Najwa Nimri), Belén, une baby-sitter aguicheuse (Elena Anaya), et Carlos, un mystérieux plongeur (Daniel Freire). Virages à 180°, allers-retours entre passé et présent, Madrid et l’île de Formentera : Julio Medem nous égare pendant deux heures dans un dédale haut en couleurs où s’épanouissent toutes ses obsessions – quête de la mémoire et de l’identité, tentation de l’oubli, passion, deuil et renaissance…
 
 

 
 
Placé sous le signe de l’écriture (le générique défile comme tapé au clavier), Lucia y el sexo célèbre avant tout l’imagination et les vertiges de la fiction. Le film superpose les intrigues, qui s’emboîtent comme des poupées russes. Au cœur de ce dispositif gigogne, Lorenzo tisse et relance tous les fils : il fait lire ses manuscrits à Lucia, recueille les confidences de Belén, correspond avec Elena via un chat Internet. Ses conversations alimentent sa production littéraire, tout comme ses textes influent sur le cours de sa vie. Entre l’auteur et son œuvre se noue un va-et-vient permanent que Julio Medem illustre par des passages oniriques : seul devant son ordinateur, Lorenzo visualise les scènes qu’il décrit. L’écran devient alors support de projection et de fantasme : à plusieurs reprises, son visage apparaît dans un reflet, comme s’il était passé de l’autre côté du miroir. Le cinéaste entretient volontiers le flou sur la réalité de certaines séquences, jusqu’à la pirouette finale, qui permet de tout reconsidérer sous un jour nouveau.

Sur ce thème somme toute assez classique – le créateur perdu dans son monde intérieur – Julio Medem aurait pu livrer un pensum indigeste et prétentieux. Mais il refuse de se prendre trop au sérieux et garde tout du long une légèreté bienvenue. S’il explore par moments une veine plus sombre, le film reste guidé par un optimisme vigoureux. Lorenzo n’a rien d’un artiste maudit, enfermé dans sa tour d’ivoire. Plutôt habile faiseur que styliste appliqué, il veut séduire le grand public. « Mets-y beaucoup de sexe, ça plaît toujours », lui glisse son éditeur dans un sourire. Clin d’œil malicieux du réalisateur, qui accorde lui-même une place centrale à l’érotisme : Lucia et Lorenzo se livrent à des ébats joyeux, inventifs et ludiques, où la chair et l’esprit communient sans pudeur ni culpabilité.

Cette vision radieuse de la sexualité, débarrassée de toute névrose, donne au film sa tonalité chaude et lumineuse. Avec son caractère explosif et passionné, Lucia est ce « rayon de soleil » qui irradie chaque plan, apporte son énergie et sa vitalité. Julio Medem tire également profit de son décor méditerranéen, ses plages désertes, ses falaises silencieuses, son ciel immaculé, ses volets bleus et blancs : ce paysage insulaire prend vite une dimension métaphorique, refuge ouvert aux quatre vents, « un bout de terre qui flotte comme un radeau ». Le cinéaste n’hésite pas à charger la barque des symboles, tellement appuyés qu’ils en deviennent comiques – ainsi phare et crevasses balisent le territoire. À son arrivée, Lucia chute dans une grotte : plus tard, on la verra parcourir un Jules Verne (Hector Servadac, 1877), se balançant mollement dans un vieux rocking chair. Comme toujours chez le réalisateur, l’humain est relié au cosmos, à la nature, au mouvement des astres.
 
 

 
 
Maître de ses effets, Julio Medem nous offre ici une synthèse idéale de son univers, qui emprunte certains traits à Pedro Almodóvar (la musique d’Alberto Iglesias, la fluidité des transitions, le goût du feuilleton) pour mieux creuser un sillon personnel. Lucia y el sexo demeure aujourd’hui son œuvre la plus aboutie, d’autant qu’il a nettement perdu la main ces dernières années. Laborieux et grandiloquent, Caótica Ana (2007) ressasse ses éternels motifs sans grâce ni équilibre. Room in Rome (2010), romance factice et convenue, n’a pas été distribué en France, sortant directement en DVD. Et sa contribution pour le film à sketches Sept jours à La Havane (1) ne présente aucun intérêt. En attendant la suite et un possible réveil, il faut donc se tourner vers ses premiers films, éclatants de santé et d’audace, pour retrouver cette foi inébranlable dans le cinéma et ses sortilèges.

(1) El Yuma (Benicio del Toro), Jam Session (Pablo Trapero), La Tentación de Cecilia (Julio Medem), Diary of a Beginner (Elia Suleiman), Ritual (Gaspard Noé), Dulce Amargo (Juan Carlos Tabío), La Fuente (Laurent Cantet), 2012.


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