Livre « Le Temps scellé » d’Andreï Tarkovski

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Le Temps scellé fait partie des quelques ouvrages phares parmi les écrits de cinéastes. D’abord publié en allemand en 1986, on découvre le texte en français aux éditions des Cahiers du cinéma en 1989. Ce titre est presque devenu une expression générique dont on ne sait plus véritablement ce qu’elle recouvre. La réédition de l’ouvrage épuisé dans la nouvelle collection Fugues aux éditions Philippe Rey (à un tarif plus qu’abordable) est l’occasion d’un retour aux sources.

Le Temps scellé n’est pas un ouvrage théorique, on est loin d’Eisenstein. Il s’agit plus d’un recueil de pensées sur le cinéma et sur son cinéma de la part d’un auteur (Tarkovski tient à ce terme). S’il a été publié tardivement peu avant le décès du réalisateur, Andreï Tarkovski avoue qu’il mûrit ses écrits depuis les années 1960 – dès L’Enfance d’Ivan (1962), les difficultés incessantes de mise en place de ses projets, souvent entravés par les autorités politiques, lui ayant laissé du temps pour la réflexion. Dans une succession d’articles, il met au jour la nécessité morale du cinéma, se reconnaissant quelques maîtres (Bresson, Mizoguchi, Vigo, Buñuel, Satyajit Ray) ou affinités contemporaines (Antonioni, Bergman, le jeune Sokourov dont La Voix solitaire de l’homme en 1979 l’impressionne). Si les pages sur l’art – les arts plastiques contemporains – ne sont pas ses meilleures pages et font état d’un regard assez superficiel qui tient souvent du cliché éculé (ah le mythe de l’illumination de l’inspiration !), dès qu’il retourne au cinéma, sa plume se fait plus juste et incisive. Dès l’introduction, il pose sa « responsabilité envers les autres » (p.17). La création ne peut être chez lui envisagée comme un acte gratuit et purement mercantile. Chaque œuvre est alors non pas une réponse, mais un questionnement de l’existence humaine, un travail introspectif tant pour le réalisateur que pour le spectateur : « Le but de tout art (s’il n’est pas « consommé » comme une marchandise) est de donner un éclairage, pour soi-même et pour les autres, sur le sens de l’existence, d’expliquer aux hommes la raison de leur présence sur cette planète, ou, sinon d’expliquer, du moins d’en poser la question » (pp.46-47). Un art dont le rôle serait aussi de prévenir des catastrophes humaines imminentes : « Ces chefs-d’œuvre se situent à la lisière des cataclysmes historiques possibles ou prévisibles, comme des balises au bord de précipices ou de frontières » (pp.63-64).

 

Le Sacrifice (1986)
 
C’est ainsi qu’intervient la question du temps chez Tarkovski. Pour lui, le rôle majeur du cinéma est de pouvoir inscrire le temps réel sur la pellicule. Dans le chapitre intitulé Fixer le temps, il évoque « sa plus précieuse valeur artistique [du cinéma, ndlr] : celle de pouvoir imprimer la réalité du temps sur une pellicule de celluloïd. […] le temps fixé dans ses formes et ses manifestations factuelles » (p.74). Cet enregistrement du temps est pensé au niveau du plan, le montage n’apparaît alors plus que comme l’agencement des rythmes compris au sein des plans. Le montage apparaît comme subsidiaire à Tarkovski, s’éloignant ainsi de la tradition soviétique du montage. Il met en avant la thèse provocante du rythme comme unité de base du cinéma. « Le maître tout-puissant de l’image cinématographique est le rythme, qui exprime le flux du temps à l’intérieur du plan » (p.135). Réaliser un film revient alors pour lui à ordonner du temps, à modeler ce qu’il y a de plus fugace. « Il faut partir du principe de base du cinématographe qui a quelque chose à voir avec le besoin qu’éprouve l’homme de maîtriser, de connaître le monde. Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps : du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver. […] Quel est alors l’essentiel du travail d’un réalisateur ? De sculpter dans le temps » (p.75). Sculpter le temps, de manière surprenante, une expression similaire apparaît chez un jeune artiste vidéaste à la même époque. À propos de The Reflecting Pool (1977), l’Américain Bill Viola, dont l’exposition est visible au Grand Palais à Paris jusqu’en juillet, évoque sa volonté de « sculpter du temps » (1). Il serait d’ailleurs intéressant de comparer les premières bandes vidéo de Viola aux films de Tarkovski des années 1970.

« En un mot, l’image n’est pas une quelconque idée exprimée par le réalisateur, mais tout un monde miroité dans une goutte d’eau, une simple goutte. » (p.131)

Dans sa part la plus intéressante, Le Temps scellé évoque les problèmes et questions spécifiques soulevés par chacun des films de Tarkovski : ou comment la pensée de l’auteur s’incarne en image. Il évoque les choix et les contraintes d’époque, jette un regard a posteriori sur sa filmographie. Il s’attarde aussi sur la période européenne. Parti en 1982 en Italie tourner un film sur la nostalgie russe (Nostalghia, 1983), Tarkovski ne reviendra plus en URSS. En aucun cas, son point de vue ne s’impose. Il répète souvent que celui des spectateurs est aussi important, que chacun modèle le film selon son vécu propre. Souvent qualifié de pessimiste, il est intéressant de voir combien pour lui son cinéma est porteur d’espoir. Trop attaché à la figure du Stalker (1979), on en oublie un autre degré de lecture possible du film : celui d’hommes qui prennent conscience de leurs limites et de leur manque de fermeté morale. Leur surprenant refus final s’offre alors comme un geste d’humilité et de désir de perfectionnement éthique. C’est ce même regard sur la condition morale de l’homme que Tarkovski porte sur la tragédie de Hamlet (William Shakespeare, 1601) qu’il avait montée au théâtre et qu’il ambitionnait d’adapter à l’écran. « L’homme de haute stature spirituelle, contraint d’agir dans la réalité la plus vile et la plus basse, comme un homme du futur forcé de vivre dans le passé. Et la tragédie de Hamlet, telle que je me la représente, ne se situe pas dans sa mort, mais dans le fait qu’il doive auparavant renoncer à ses propres aspirations spirituelles, pour ne devenir qu’un assassin ordinaire » (p.243).

 

Stalker (1979)
 
Plutôt limpide dans son style, Le Temps scellé est le reflet d’un cinéaste qui souhaitait que son travail soit accessible à tous, là où on lui a longtemps reproché son hermétisme. Mettant en avant la nécessité d’un langage poétique, plutôt qu’une logique narrative héritée du roman qui n’a que peu à voir avec le cinéma et qui devient aliénante dans son utilisation la plus courante, Le Temps scellé donne une furieuse envie de voir ou revoir les films de son auteur. Ce n’est pas là la moindre de ses qualités.

 

Le Temps scellé d’Andreï Tarkovski, Éditions Philippe Rey, collection Fugues, 240 pages – Disponible depuis le 3 avril 2014.
 

(1) Bill Viola dans son Journal en 1989, cité par Jérôme Neutres, « La métaphysique de Bill Viola », Bill Viola, Paris, RMN, 2014, p.18.

Image d’en-tête : Stalker (1979)


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