Livre « Le Cinéma d´Abbas Kiarostami » par Sussan Shams

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L’ouvrage de Sussan Shams publié chez L’Harmattan éclaire le spectateur occidental sur le cinéma d´Abbas Kiarostami, en développant principalement l´hypothèse d´une << esthétique du voile >>.

Le cinéma d’Abbas Kiarostami, avec ses cadrages spécifiques, ses mises à distance, sa réflexivité iconographique et ses jeux de montré/caché, semble nous inviter vers un au-delà du visible. Et c’est tout le propos de Sussan Shams qui se charge avec cet ouvrage de mettre en lien un corpus précis de films (1) du cinéaste iranien avec la philosophie dite « Orient », considérant l’existence de deux visions : la « vision extérieure » et la « vision intérieure ». L’ouvrage éclaire le spectateur occidental sur les tenants et les aboutissants d’une œuvre complexe, imprégnée de la culture iranienne et qui joue du sens caché et du sens manifeste des choses. Une invitation au voyage vers l’Orient mystique d’un des plus grands cinéastes contemporains.

De l’exotérisme à l’ésotérisme

Après quelques pages consacrées à l’explication de l’Islam et de ses courants majeurs – base nécessaire et enrichissante pour les néophytes en la matière –, Sussan Shams pose d’emblée la contradiction du cinéma d’Abbas Kiarostami : « dans un monde où le voyeurisme est interdit, l’œuvre de Kiarostami (…) prend sa source dans la problématique du regard » (2). Mais elle distingue le voyeurisme que propose le cinéaste d’un « plaisir sexuel par la vue » (3). Il serait davantage « l’expression d’un regard pénétrant qui veut aller au-delà des apparences » (4). Le cinéma de Kiarostami et son exploitation du visible et du non-visible permet à Sussan Shams de prolonger la réflexion sur une certaine « esthétique du voile » développée par Dominique Clévenot dans un ouvrage consacré à l’art arabo-islamique (5). Par le cadrage, la distance avec le motif, la réflexivité (le cadre dans le cadre), le clair-obscur, le hors-champ, ou l’utilisation d’éléments d’architecture ou d’accessoires obstruants (portes, fenêtres, murs, etc.), Abbas Kiarostami exprimerait les oppositions binaires de la société iranienne : public/privé, masculin/féminin, intérieur/extérieur. Ils sont autant de moyens cinématographiques d’occultation qui permettraient de traiter des sujets tels que l’étanchéité entre les sexes, entre les espaces, les barrières sociales, etc.

À cette « esthétique du voile » (motivée par des raisons sociales et le respect de certaines règles religieuses (6)) se mêlerait l’« esthétique du brouillage » utilisée à dessein. Car Kiarostami, « en diminuant la capacité visuelle ou sonore du spectateur, tente de déclencher sa "vision intérieure" » (7). Et c’est en cela que son cinéma se rapprocherait de la philosophie dite « Orient ». À force de nous rendre myopes, Kiarostami nous inviterait à imaginer ce qu’il dissimule. Par une mise en scène « hermétique », il tendrait vers l’ésotérisme des images. C’est pourquoi ces films sont « sans fin », libres de toutes interprétations. Il rejoint ainsi Marcel Duchamp et son fameux « c’est le spectateur qui fait l’œuvre ».

Malgré quelques passages un peu moins convaincants, notamment la partie trop didactique qui concerne la perspective, ou encore le prétendu refus de profondeur de champ chez Kiarostami (dont les arguments sont un peu faibles), et un certain manque de références artistiques (excepté les miniatures perses dont les reproductions en fin d’ouvrage ne sont pas particulièrement lisibles) et cinématographiques (Sussan Shams n’établit malheureusement pas de lien entre le cinéma de Kiarostami et celui d’autres cinéastes), l’ouvrage donne des clés essentielles et tout à fait originales à la compréhension des films de Kiarostami. L’auteur parvient ainsi à lever la part d’ombre d’un cinéma à la fois ancré dans la culture iranienne (le rapport entre la calligraphie et l’utilisation des contrastes de couleurs dans ses films est particulièrement intéressant dans le livre) et sans doute plus critique envers elle qu’il n’y paraît. Une véritable « révélation » en somme.

 

(1) Où est la maison de mon ami ? (1987), Close-up (1990), Et la vie continue… (1991), Au travers des oliviers (1994), Le Goût de la cerise (1997) et Le Vent nous emportera (1999).
(2) Sussan Shams, Le Cinéma d’Abbas Kiarostami, Un voyage vers l’Orient mystique, L’Harmattan, 2011, p. 62.
(3) Ibid, p. 63.
(4) Ibid, p. 64.
(5) Une esthétique du voile, Essai sur l’art arabo-islamique, Paris, L’Harmattan, 1994.
(6) Shams souligne ainsi l’extrême pudeur avec laquelle Kiarostami filme ses personnages dans leur espace privé. Le cinéaste refuse de pénétrer dans l’intimité, préférant montrer une femme hors-cadre lorsqu’elle évolue chez elle sans voile : « l’art doit respecter l’intimité des personnages (…). C’est une règle, un principe qui provient de la vie et non du cinéma. ». Entretien réalisé par Stéphane Goudet, in Les Yeux du cœur, Positif N°466, déc. 1999, p. 11.
(7) Ibid, p. 116.


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